Une présentation du titre "Un si grand désir de silence" par Constance de Bonnaventure dans sa chronique littéraire du dimanche 23 juillet 2023. L'ouvrage est présélectionné pour Le Prix littéraire de la liberté intérieure 2023.
Calendrier des récoltes : en Bourgogne on ne va plus aux jonquilles ni aux mûres mais aux cornouilles et aux cèpes, dont le fumet boisé se combine à celui des pommes sures pour composer la senteur de l’automne.

Dans le plein silence, dans cette présence au monde que je rêve la plus nue et la plus apaisée possible, le réel entier me rejoint. Ce ne sont plus seulement mes frères humains à qui je fais place mais voici mes frères non-humains : les arbres et les herbes, les oiseaux et les insectes, les éveillés à plumes, à poils et à écailles… Je sens battre ma vie et, parce que j’en suis consciente, viennent à ma conscience toutes ces vies qui ne sont les miennes et qui toutes ensemble battent, pulsent, et chantent et s’agitent et font avec moi monde commun. Le matin bruit de battements d’ailes, de grattements de froissements. Le hérisson ronchonne sous le laurier, les fleurs de lilas se défroissent imperceptiblement. Le ver de terre pousse son tunnel sous les tulipes, trois hérons remontent la rivière et en haut du sapin le merle s’égosille ; autour de moi la ville s’éveille. Je ne suis qu’une poussière dans le vivant multiple.
Jamais seule.
Oui : je me tais et voici que tout me parle.
Début octobre, les feuilles des marronniers envahissent les trottoirs et au réveil, quand j’ouvre mes volets, les petits matins sentent la mousse et le brouillard. C’est le temps des premières flambées et des dernières confitures, gelées de pomme et de coing couleur de cuivre qu’on aligne avec soins dans l’ombre des placards.
Chut. Marquons une pause, taisons-nous un peu. Offrons parfois, si peu que cela soit, la possibilité d’une écoute. Faisons place à la parole de l’autre. Donnons à sa voix et à ses mots vrais une chance d’émerger : « Et toi, comment vas-tu aujourd’hui ? Mon ami, mon frère, qu’as-tu à me dire ? Comment va ta vie ? Qui es-tu ?…
L'aligot.
De la tomme de Laguiole et des pommes de terre, de la crème et de l'ail : c'est l'aligot, le plat de l'Aubrac, une purée qui file avec malice du plat jusqu'à l'assiette. Il a réconforté plus d'un randonneur qui avait sous-estimé la rudesse du climat de l'Aubrac. D'abord fait avec du pain au Moyen Age, quand les pommes de terre ne figuraient pas au menu des Européens, plat maigre des vendredis sans viande, base alimentaire des buronniers exilés loin des villes, ce mets réconfortant est aujourd'hui un argument supplémentaire pour le développement du tourisme local.
........Prévoir une promenade digestive après le repas.

» Que rapportes-tu de ton voyage, voyageur ?
As-tu griffures aux jambes ou bleus à l’âme ?
Que nous rapportes-tu de plus que ce hâle léger de ta peau et quelques rides au coin des yeux ?
Je vous rapporte des mots et des couleurs. Voici un bouquet d’émeraude et de cobalt. Voici le carmin d’un épilobe, l’or d’un collier, l’outremer d’un orage. Voici la laque de garance dont était issue par un matin d’hiver la montagne de la Table dominant la baie du Cap où vaguaient cargos et baleines… Et mêlé aux pigments, en même temps que la poussière de la route, c’est le voyage entier que je vous livre. Ce sont les effluves musquées du marché aux étoffes de Dakar, c’est la nuit qui tombe en longs accords d’orgue sur les vitraux de l’abbatiale de Conques. C’est la peur mauve du sanglier sous les pins, le froid d’un lac suédois qui noue les muscles des mollets, le baiser d’un brin de chèvrefeuille. Le poids du sac. Le goût du pain tiède. Le craquant d’une pomme. C’est l’empreinte, la moisson, la matière brute, le minerai sortant tout juste de la fosse. Plié sur le dessus de mon bagage, je vous rapporte le temps que j’ai passé à me dépayser. La lenteur des jours. Dix minutes en tête-à-tête avec une fleur. Un quart d’heure sous un chêne à regarder tomber l’averse… »
Bien sûr, c’est une manière de raconter l’histoire ; il y en aurait d’autres. Elle fait sens, cependant, tellement sens qu’elle me porte encore. On peut vivre – on vit le plus souvent – plusieurs histoires à la fois : il n’y a que les romans et les films qui donnent à voir des vies cohérentes, linéaires, qui vont à pas comptés (à pas contés) de la première à la dernière page, de la première image au mot « fin ». Nos vies, ce que nous en savons, ce que nous en disons, sont tout sauf linéaires. Ou plutôt, peut-être, le fil qui se déroule en s’entrelaçant à la trame des jours, des mois, des années, dessine des motifs sin- guliers qu’on ne peut lire qu’en déployant l’étoffe, au moment où l’on quitte du regard l’endroit précis où le fil se noue.
Sagesse première, premier enseignement de l'herbe des chemins, de la fleur du sous-bois, du vent qui nous serre elles et moi dans une même étreinte : le trésor de l'être-là. Hic et nunc, ici et maintenant. Toute projection, toute fuite abolie, délivrée du passé comme des incertitudes de l'avenir, je suis invitée à la présence.
Et le monde se dévoile à moi comme ce qu'il est : un espace sacré.
L'émerveillement ou l'inquiétude: tout plutôt que l'indifférence, cette mort lente du cœur.
« Je ne suis pas peintre. Simplement je peins. A l’aquarelle. Il ne s’agit pas d’art, quoi que ce mot puisse signifier. Je ne suis ni Turner, ni Cézanne, et si je dessinais la montagne Sainte-Victoire, personne d’autre que moi n’en ferait cas. Je le ferais, moi, au nom de l’occasion qui me serait ainsi donnée, une heure durant, de dialoguer avec chaque brin d’herbe qui m’en sépare, avec chacun des arbres, chacune des pierres qui la composent ; avec Cézanne, même, pourquoi pas ?… »