Balli Kaur Jaswal

Tu aimais ton mari, ton mariage. Tant mieux pour toi. J’ai survécu au miens.

Tu n'y penses jamais, toi ? Aux vies qu'on aurait aujourd'hui si on avait grandi ici ? On ne serait pas de simples touristes. On serait... Je ne sais pas.

Je déteste ça. Le "regret littéraire". On tombe sur un livre et puis on se dit, je le prendrai plus tard. Ensuite, on regrette et impossible de le trouver nulle part. Ça devient une obsession.

S’il vous plaît, faites-le pour moi. Vous m’aiderez ainsi à achever mon voyage sur Terre et entamerez par la même occasion un nouveau chapitre de votre propre vie.

Vint le tour de Sneha. Elle monta sur le tabouret et rappela quelques chiffres : il y avait 875 femmes pour 1 000 hommes dans la région de l’Haryana. Dans l’assemblée, quelqu’un agita une pancarte sur laquelle on pouvait lire « NON AU FŒTICIDE DE FILLES ». Des crimes d’honneur avaient toujours lieu à la campagne – deux femmes levèrent bien haut leur bannière « IL N’Y A PAS D’HONNEUR À TUER ». La manifestation semblait s’attaquer à toutes les atteintes aux droits des femmes en Inde – et il y avait de quoi faire. La tâche était vaste, aussi vaste que le pays. Une des pancartes souleva le cœur de Jezmeen : elle montrait les visages tuméfiés de deux femmes adultères qu’un conseil de village avait condamnées à être battues.

Ce changement de comportement avait surpris Rajni : Shirina avait toujours été plutôt accommodante, mais de là à l’imaginer se couler dans le moule conservateur de la parfaite petite épouse indienne… À l’université, elle s’était montrée pleine d’ambition et avait effectué des stages d’été dans des entreprises de communication pour lesquelles elle espérait travailler plus tard. Une fois diplômée, elle avait décroché un bon poste et commencé à bien gagner sa vie. Bien sûr, même à leur époque, beaucoup de femmes – et pas seulement celles qui aspiraient à devenir rapidement mères au foyer – choisissaient le confort du mariage arrangé. La fortune de Sehaj semblait avoir emporté l’assentiment de Shirina.

La tranquillité des berges du Temple d’or d’Amritsar serait bien plus propice à cette discussion que les banquettes d’une sandwicherie londonienne – et puis, maintenant que Shirina avait emménagé en Australie, ce n’était pas comme si elles avaient souvent l’occasion de se retrouver toutes les trois. Rajni voulait qu’elles s’expliquent et tournent la page une fois pour toutes.
« Tu sais que les pèlerinages ne sont pas une obligation dans la religion sikhe ? demanda Jezmeen.
— Je sais, oui », répondit-elle avec calme. Pas question de laisser Jezmeen lui taper sur les nerfs.

" Si on décide d’obéir aux traditions, on le fait jusqu’au bout, on ne choisit pas celles qui nous plaisent et celles qui ne nous plaisent pas "

Se plaindre de petites choses n’était pas très grave. Sur le forum, des conversations entières étaient dédiées aux maltraitances. Mais elle s’interdisait de les ouvrir. Parler de maltraitance aurait été mentir. Elle n’avait pas de bleus et ne vivait pas dans un petit village avec une belle-mère qui la battait.

Il fallait qu’elle continue de parler sinon Jezmeen ne la laisserait pas tranquille. Sa sœur ne devinerait rien si elle prétendait avoir seulement quelques difficultés à s’habituer à sa vie conjugale. Un peu d’honnêteté ne lui ferait pas de mal. Elle pouvait convaincre ses sœurs que son mal-être ne durerait que le temps qu’elle s’adapte à sa nouvelle vie. Parfois, elle arrivait à le croire elle-même.

C’étaient les mêmes mots qu’elle avait adressés aux médecins quand ils avaient dit qu’ils ne pouvaient plus rien pour sa mère. « Alors c’est fini ? » avait-elle demandé, encore et encore dans l’espoir d’une réponse différente. Elle ne parlait pas seulement du cancer ; il s’agissait de la vie de sa mère : comment pouvait-elle prendre fin aussi brutalement ? Après toutes ces disputes, tous ces conflits, elle allait simplement cesser d’exister.

Avant de se marier, toutes les jeunes femmes prétendaient à qui voulait l’entendre qu’elles ne toléreraient pas ci ou ça. Mais le forum du site de mariages arrangés regorgeait de conversations intitulées « SOS : sa mère veut emménager avec nous ! » ou « Comment dire non à sa mère sans le froisser ? ». Ce genre de messages avait le don de l’énerver : ces femmes lavaient leur linge sale sur la place publique alors qu’elles savaient ce qui les attendait en épousant des hommes issus de familles traditionnelles. Vous auriez dû vous en douter. Penser ça était aussi une façon de se rappeler à elle-même qu’elle avait voulu un mariage traditionnel.

Ces chansons étaient censées remuer les sentiments de la jeune mariée et lui faire regretter encore davantage de quitter la maison familiale pour le grand inconnu. Shirina avait été soulagée que l’humeur reste à la fête pour son mariage, malgré les anciennes qui insistaient pour perpétuer les traditions. Mais elles n’avaient pas vraiment eu voix au chapitre ; sa mère ne les avait invitées que pour grossir ses rangs au temple et ne pas faire pâle figure à côté de la famille nombreuse de Sehaj. Shirina avait aussi redouté de devoir feindre la tristesse si jamais des chansons de ce genre étaient reprises, car depuis qu’elle avait rencontré Sehaj et sa famille parfaite, elle n’avait eu qu’une hâte : quitter sa propre famille le plus vite possible.

C’est facile à dire pour toi… Tu ne partiras pas sans laisser quelque chose derrière toi. Tu t’es bâti une belle vie, tu as une carrière, une maison, une famille. Moi, j’en suis toujours au même point qu’il y a dix ans. Rien n’a changé. 

Pensez à l’histoire du temple et à ce qu’il représente encore aujourd’hui – un foyer et un lieu de guérison. Ce sanctuaire incarne l’altruisme, le sacrifice et l’abnégation. Si seulement j’avais pu m’y rendre ! Je sais que j’en serais ressortie meilleure.

L’entrée de son fils dans l’adolescence avait marqué un tournant : être fort et indépendant était désormais tout ce qui comptait pour lui. Après avoir accepté à contrecœur de laisser Anil prendre une année sabbatique pour travailler, elle n’avait pas pu s’empêcher de lui rappeler que ses sweats à capuche et baggys ne l’aideraient pas à impressionner d’éventuels employeurs.
« S’ils ne m’exceptent pas tel que je suis, tu peux être sûre que je n’excepterai pas de travailler pour eux !

C’était ça, la différence entre ses deux sœurs, songea Rajni. Tandis que Jezmeen attirait le regard des hommes et que ses jambes effilées attisaient leur désir, Shirina, elle, captivait l’attention des femmes, qui admiraient cette poupée grandeur nature – la chevelure soyeuse qui tombait sur ses épaules, le bracelet assorti au sac à main, etc.

C’est grand, l’Inde. Grand et imprévisible. Il n’y a rien de plus facile que de s’y perdre.

Comment faisaient tous ces couples mariés qui passaient leur temps à se disputer ? Une seule dispute était déjà trop lourde pour ses épaules. S’excuser lui faisait du bien. Même si elle n’avait rien fait de mal, elle se sentait responsable de la situation.

Les destinations et les horaires de départ défilaient sur l’écran géant. Berlin, Jakarta, Pretoria, Chicago : elle aurait pu se rendre n’importe où. L’horizon infini de possibilités lui procura un frisson et lui rappela ces moments passés devant son ordinateur, à faire défiler les profils de célibataires, chaque homme lui ouvrant une fenêtre sur un avenir différent.