CLIMAT, CHAUD DEVANT !
avec Marie-Monique ROBIN, Daniel NAHON, Joël GUIOT, Barbara GLOWCZEWSKI, Éric DE KERMEL

Est-ce que la matière est animée par sa structure même ou par une intentionnalité extérieure ? Toutes les sociétés du monde répondent à cette quête des sources de la vie et de la conscience. Les religions du livre, judaïsme, christianisme ou islam, placent plutôt l'intentionnalité hors de la matière, là où l'esprit de l'homme rejoint celui d'un Dieu transcendant tout le reste. Les spiritualités des peuples autochtones, au contraire, semblent situer l'intentionnalité de l'esprit au coeur même de la matière, là où l'homme rejoint non seulement toutes les autres formes de la vie, mais aussi le minéral, l'eau, le vent, le feu ou les étoiles. Pour les premiers habitants de l'Australie, l'espace de rencontre entre tous les règnes de l'univers est une sorte de réseau ouvert, une combinaison de particules invisibles à l'oeil nu mais animées d'une force d'action, attracteurs formant des rhizomes à l'image des lianes d'ignames : entrelacs, bifurcations, structures dissipatives. Ce livre est consacré à cet art de projection mentale dans les formes mouvantes de l'univers.
Paysages agités d'une violence viscérale s'étirant dans une immensité cérébrale, les terres australiennes, même désertes, respirent d'un souffle ancestral. Cette présence de l'être au monde rappelle d'autres lieux dispersés sur le globe, où les empreintes du temps projettent un sentiment de sacré. Dans ces lieux-là, la terre parle sous forme d'images animées et ce qu'elle transmet est inouï : parfois, disent les Aborigènes, il faut être endormi pour l'entendre, mais d'autres fois la force du lieu est telle, et la réception de l'humain qui passe par là si disposée, par la fatigue, la faim, l'urgence ou la colère, que le message passe à l'éveil.
Arrêter le temps, par moments, c'est peut-être un des pouvoirs des Aborigènes du désert qui entre eux se reconnaissent comme YAPA, "humains".
L'appropriation abusive par le marché touristique d'un mélange des genres amalgamant en une image aborigène simplificatrice des iconographies locales qui les distinguent, avec leurs richesses stylistiques et philosophiques propres, est la dernière forme de violence faite à ces peuples. Il est indispensable de laisser ces communautés extraordinaires d'artistes dire elles-mêmes ce qu'elles cryptent dans leurs images ; il y a une sagesse infinie à énoncer comme elles le font : "Nous sommes tous pareils mais différents."
La créativité individuelle encouragée aujourd'hui par le marché de l'art accentue une logique créative qui constituait l'autonomie individuelle et la singularité des anciens chasseurs aborigènes. [...] Leur inventivité s'est déployée dans des formes plastiques originales, aussi bien l'art de la taille des pierres, le boomerang, le propulseur de lance, ou encore les chorégraphies, scénographies et peintures des danses rituelles, les chants, les narrations et toutes les pratiques de l'esprit.
Les classifications totémiques et les systèmes de parenté traduisent une vision holistique extrêmement fluide et complexe de l'univers ou l'homme se place non pas au centre mais plutôt comme un passeur de flux à la fois biologiques et atmosphériques. Les anciens disent en effet que le comportement des hommes influence directement l'équilibre de l'univers, notamment la colère de la terre qui inonde, assèche, brûle ou pousse les hommes à s'entretuer.
Et là je comprenais enfin que tout passé est un rêve qui n'existe au présent que par les traces qu'il laisse.
Il est amusant de noter que dans le français du XV e siècle "rêver" se disait "desver", mot dérivé du latin "esver" qui signifiait "errer" et donna le mot "endever", devenir fou. Dans notre tradition, le rêve fut donc également lié à la désorientation spatiale et mentale.