C'est d'autant plus ridicule, murmure madame Rikhlo, que parmi les braves gens qui redoutent tellement les rats, certains ont des chiens qui, eux, pour le coup, sont de vrais monstres. Ils détestent de petites bêtes inoffensives alors qu'ils ont sous leur toit et nourrissent de véritables démons, aussi imprévisibles que stupides, capables de défigurer un enfant sans raison avec leurs mâchoires surpuissantes.
- Tu sais, la plupart des gens qui bossent ici, je ne les aime pas. Ils me disent des choses gentilles et font semblant de des soucier de moi, mais je sais très bien qu’ils seront heureux de se débarrasser de ma vieille carcasse.
Là-dessus, t’as pas vraiment tort.
- Faut pas penser des choses comme ça, monsieur…
- Te fatigue pas, Pierre. Je n’ai que ce que je mérite. J’ai toujours fait ce que je voulais, toute ma vie, sans me soucier de personne. Quand j’avais envie de quelque chose, je m’arrangeais pour l’obtenir. C’était toujours moi qui passais en premier. Alors maintenant, ce n’est pas étonnant que je sois tout seul. C’est même normal, tu ne trouves pas ?
Mon père n'est pas comme ces hommes, il ne ressemble pas à Félix ni aux autres pantins décrits sur les forum. Tout ça ne me concerne pas. Je suis normal, j'ai un père normal.
Les timides gâchent toutes leurs chances dans l'existence.

Tu as toujours mangé à ta faim. Tu vis dans un pays qui assure une bonne éducation et une bonne santé à tous ses citoyens. Tu vas finir tes études, trouver un métier et tu n’auras probablement jamais à te soucier de devoir survivre.
Elle va s’exciter, je le sais.
– Si tu commets un délit ou un crime, tu en paieras le prix car nous vivons dans un État de droit, mais ce prix n’est rien comparé à ce que récolteraient un paysan chinois, un Indien des castes inférieures ou même un immigré en situation irrégulière. Tu fais partie des gens qui comptent ; contrairement à une grande majorité des êtres humains qui, eux, ne comptent pas : on ne les voit pas, on n’en parle pas, mais on ne peut pas les faire disparaître d’une simple plaisanterie de mauvais goût.
Le ton monte. Plus personne ne dit rien, le froid de l’hiver est entré dans la salle. Madame Fréjus s’avance vers Marc pour le coup de grâce. Il a pris confiance pendant les vacances ; ses petits cousins du Sud ont fait les frais de son humour.
Mais bon, je ne suis pas idiot non plus, je sais bien que de leur rez-de-chaussée les Marcelli voient ma fenêtre et que, s’il n’y a jamais de lumière, ils vont finir par se poser des questions. Et par poser des questions à mes parents. Vous comprenez, à quinze ans, un jeune doit s’amuser, faire du bruit... Ce que je peux détester leur sollicitude, leur voix geignarde, cette façon de mendier les remerciements ! Le facteur m’a, par inadvertance, remis une lettre pour vous avec notre courrier, alors voilà, je vous la donne, voilà, voilà... Du coup, de temps en temps, je mets la télé, ça fait des éclats de lumière. Juste pour eux, qu’ils voient qu’elle est allumée et croient que je la regarde.
Moi, je ne peux pas lutter sur le terrain informatique, dont je me fous, ni sur les pronostics de foot ou de rugby, dont je me fous au moins autant. Alors je contourne. Ça fait longtemps que mon père n'a rien trouvé sur mon compte, à son grand désespoir. Il en a déduit, un peu déçu sans doute mais certainement soulagé, que je suis sage comme une image. Ce en quoi il se goure complètement.
L'expression de mépris d'Angélique me poignarde; son rire forcé explose dans mon crâne comme une pluie de grenaille.
Certains indices montraient malgré tout que cette monotonie était une illusion et qu'au fil de sa dérive la caraque, sans changer de mer, changeait de monde. La lumière était différente. La couleur des eaux était différente. La teinte laiteuse du ciel de midi n'avait plus rien à voir avec ce à quoi ils étaient habitués. Les jours raccourcissaient beaucoup trop vite et le froid mordait avec cruauté. Du givre apparaissait la nuit, là où le ciel ne se déposait pas. Les marins devaient désormais enfiler plusieurs chemises de pauvre toile fatiguée. Les cordages faisaient saigner les mains. Autant de signes qu'ils dérivaient vers le nord, mais qui suggéraient aussi quelque chose d'autre, de bien plus effrayant.
L'expression de mépris d'Angélique me poignarde; son rire forcé explose dans mon crâne comme une pluie de grenaille.