Citations de Célia Bryce (26)
- Ne me dis pas de tourner la page. Ne me dis pas de célébrer la vie, articula-t-elle d'une voix forte et froide. Surtout ne le dis pas. C'est ce qu'ils disent tous.
Megan ne supportait pas de le regarder parce qu'il la contraignait à se souvenir, or se souvenir ravivait le brasier qui l'a consumait à l'intérieur. Il espérait l'aider, là ? Pourquoi faisait-il ça ? Le mieux était de ne plus y penser du tout. Il ne pouvait pas comprendre ça ? Sa mère non plus ?
- Il est en paix maintenant, ma chérie. Il est mieux là où il est.
- Comment peux-tu dire ça ? hurla Megan. C'est ici qu'il devrait être. C'est ici qu'il serait le mieux.
- Mais ils ne pouvaient plus rien pour lui. C'est écrit dans la lettre, si tu la lis. À la fin, c'est ce qu'il souhaitait.
Megan avait abattu violemment la main sur la table, faisant tinter les tasses. Qu'est-ce que sa mère savait de Jackson ? Rien. Absolument rien.
- Ce n'est pas ce qu'il souhaitait. Pas du tout ! Elle criait de plus en plus fort, elle avait mal à la tête, sa main la brûlait.
-Il voulait être musicien, il voulait vivre. Voilà la vérité !
Sa mère tenta de la prendre dans ses bras, elle l'a repoussa.
- Ce n'est pas juste ! Comment aurait-il pu vouloir mourir ?
Il lui était difficile de trouver des mots. Elle n'avait aucune envie de parler à une personne aussi âgée, pas maintenant. Elle n'avait pas envie de se réjouir qu'un individu pût atteindre presque cent ans et paraître considérer que ça pouvait continuer indéfiniment.
Personne pour s'agiter autour d'elle. Pour lui dicter sa conduite maintenant qu'elle allait mieux. Savourer le présent. Regarder vers l'avenir. Revenir sur les rails. Voilà ce que tout le monde lui serenait. Comment se conformer à leurs vœux au juste ? Quand le présent n'était qu'un trou noir à l'intérieur de soi ? Quand l'avenir était tellement loin qu'on ne l'entrevoyait même pas ? Quand les rails ne menaient plus nulle part ?
Subitement, Megan était convaincue de sa fin prochaine. Cela arrivait chez les cancéreux. C'avait été pareil pour Sardine. Voilà pourquoi son père était venu. C'était forcément la raison.
Plus tard, depuis le seuil, Megan regarda Siobhan se mouvoir tranquillement autour du lit de Jackson pour effectuer les soins d'usage. Température. Pouls. Tension artérielle. Tableau des volumes liquidiens. Thérapie intraveineuse. Ces mots lui étaient devenus familiers, telle une langue nouvellement apprise.
Elle se rassit dans le fauteuil, tenta de s'y caler confortablement. Les bras sur les accoudoirs, elle se surprit à tambouriner du bout des doigts, ainsi que le faisait Jackson quand il accompagnait l'une de ses mélodies secrètes. Elle se mit à fredonner, lentement et à voix basse, l'air qu'il lui avait chanté ce matin. Elle sentait presque sa présence, là, dans la chambre, comme s'il y avait laissé une part de lui-même, rien que pour elle.
Le souvenir la chamboulait encore. S'en aller du service avec Jackson, s'éloigner des machines, des pleurs des bébés, des vomis, de tous les docteurs, des repas qui sentaient la vieille chaussette et avaient goût de carton, de tous les gens qui lui disaient bonjour, lui souriaient et s'extasiaient sur sa bonne mine alors qu'ils n'en pensaient pas un mot puisqu'elle était toujours dans un plus sale état.
Megan eut l'impression que tout ce qui la constituait, tout ce qui disait qui elle était, glissait de ses épaules et cascadait jusqu'au sol, pareil aux feuilles qui tombent d'un arbre mourant.
Il passa les doigts dans ses cheveux, les soupesa comme le fait un coiffeur.
- Tu pourrais les vendre, tu sais.
- Ouais, c'est ça.
Qui voudrait la chevelure d'une cancéreuse ? Elle se sentait crasseuse. Contaminée. Ses épaules se voûtèrent sous le coup d'une sorte de honte.
Et voilà qu'elle se mettait de nouveau à songer à Sardine. Pauvre petite princesse alien. Pourquoi tenait-elle à venir la voir ? Et à changer de nom ? Ça rimait à quoi ? D'un autre côté, pourquoi pas ? Rien n'était réel à l'hôpital. Contrairement à la maison. Changer de nom aidait peut-être à supporter la maladie, le séjour obligé dans ce service. On pouvait faire semblant de croire que ça arrivait à quelqu'un d'autre. Si elle-même avait pu changer de nom, être quelqu'un d'autre.
Après avoir négocié le parcours de son pied à perfusion entre chaises et table basse, elle atteignit la fenêtre et contempla l'extérieur : le fleuve, les routes, les immeubles, tous illuminés, tous tellement différents dans leur manteau de nuit. Depuis l'enceinte de l'hôpital, le panorama s'étirait en une couverture scintillante étendue sur cet autre monde, celui où vivait sa mère et d'où elle rapportait quelques bribes d'informations - à propos du chien des voisins, de la réfection du toit de l'église ou de la nouvelle supérette Sainsbury's Express qui venait d'ouvrir et où elle était allée jeter un œil. Elle aurait pu aussi bien parler d'un voyage sur Mars. Cependant, Megan l'avait écoutée, s'efforçant de manifester de l'intérêt quand son seul souhait était qu'elle s'en aille- ce qui la culpabilisait. Encore à présent.
Être coincée ici équivalait à une peine à perpétuité. Trop fatiguée pour remuer, pas assez d'énergie pour dessiner, trop rincée même pour envoyer un texto aux copines. D'ailleurs, elle n'en avait pas envie. Pour leur dire quoi ? Elles étaient au collège, occupées à de vraies activités. Elle était là à ne rien faire, seulement entendre Jackson se faire sermonner. Ses amies ne comprendraient pas. Elle ne se rappelait même pas à quoi aurait ressemblé la vie en ce moment si elle avait été en classe. Elle était incapable de se figurer la moindre chose concrète. Ça se passait à l'extérieur de ses murs et elle était à l'intérieur. Ça revenait un peu à se retrouver piégée dans une boule à neige, sans la neige.
Il n'y avait rien d'étonnant à ce que Jackson cherche à s'échapper, à changer de paysage, à aller se balader. Cet hôpital, cette chambre, ces murs et ces couloirs constituaient un univers étroit et limité.
Megan fut incapable d'articuler un mot. Il était si près d'elle, si près qu'elle parvenait à peine à respirer. Durant un court moment, tout parut s'arrêter, comme si le monde entier, leur monde, dans le service, à l'hôpital, se trouvait immobilisé, sommé de ne pas remuer car, sinon, l'instant s'évanouirait.
Tranquille. On. Se. Calme. Pourtant, elle se mit à trembler. Il ne faisait pas froid dans la pièce mais elle frissonnait de la tête aux pieds. Quelqu'un lui prit la main. C'était son père. Il fallut qu'elle vérifie car tout semblait très bizarre à présent. Elle se faisait l'effet d'une étrangère, une personne qui ne comprend pas ce qui se dit autour d'elle, qui ferait n'importe quoi pour entendre une parole familière.
Mais si quoi que ce soit te chagrine môme, dis-leur seulement que tu dois m'appeler. Dis leur que je suis l'homme le plus âgé du village, ce qui signifie que j'en sais plus que tous les blancs-becs.
C'était l'horreur. Totale. Etre atteinte du cancer, c'était déjà une mocheté, vu que ça ne guérirait pas tout seul, mais franchement ! Un service pédiatrique ? (p.14)
- C'est la chimio, fit-il.
- Quoi ?
- ça te rend mauvaise avec ceux qui essaient d'être gentils avec toi. ça te fait rire de trucs dont tu ne devrais pas rigoler. (p.57)