""Lui, le mari de sa soeur ?
Ce grand échalas sec et crispé avait- il pu séduire Anne dont il devait être l'aîné d'au moins quinze, voire vingt ans?.....
Mari et père à la fois?...."
Infimes traces de vie, de mouvement dans un univers en apparence inerte, où le rêve côtoyait le mystère, où l'insolite tutoyait le familier, où la mélancolie flirtait avec l'espérance... Anne avait peint comme on chuchote et Nelly n'en finissait pas d'entendre en elle le murmure de cette voix.
Dire qu'il lui avait fallu deux années de plus pour trouver la force de parcourir ce chemin qui l'avait aussi ramenée dans ces mêmes bureaux de la Ddass, où elle avait attendu qu'on la reçoive et lui apprenne le mariage d'Anne, son nom d'épouse et son adresse. "Elle s'en est bien sorti, finalement, votre soeur" lui avait-on glissé en la raccompagnant.
Et son jardin. Des fleurs, elle en avait mis partout. Regardez, elles continuent de pousser toutes seules. Elle jetait les graines au petit bonheur, pêle-mêle, repiquait selon son humeur et sa fantaisie, portait la même attention au pissenlit et au coquelicot qu'à la plus délicate des roses, refusait les plates-bandes et les massifs savamment ordonnés... Elle prétendait que les fleurs sont libres et savent bien s'arranger entre elles... Voyez, certaines s'en sont donné à coeur joie.
Les vivaces avaient en effet pris leurs aises : lascives, elles s'étaient étalées ; orgueilleuses, elles avaient grandi ; sournoises, elles avaient rampé, mutines, resurgi là où on ne les attendait pas. Le volubilis s'agrippait aux murs ; la glycine en retombait ; le muflier, la giroflée s'en étaient allés gambader ensemble çà et là à travers le potager où, du vivant de Marie, poussaient dans une égale indiscipline carottes et poireaux.
Ses beaux-parents moururent au début des années 1950, à peu de temps d'intervalle. Les derniers temps, leur hostilité à l'égard de leur bru s'était usée en même temps que leurs forces. La haine réclame une énergie qu'ils n'avaient plus. Marie les soigna avec dévouement jusqu'au bout.
Rien ne devait entraver la naissance de ses graines, ralentir la croissance de ses plantes. La terre devait être douillette, accueillante comme un nid ; le sol devait être beau, élégant, tiré à quatre épingles, propre et fier comme un paysan endimanché.
Et ces satanées mauvaises herbes ! Elles se liguaient avec les cailloux pour détruire son travail, boire l'eau des jeunes pousses fragiles, se gaver d'une nourriture qui ne leur était pas destinée, s'épanouir sans vergogne au détriment des légumes naissants dont elles se moquaient. Enlaidir son jardin.
Entre Pierre noire et elle s'était forgé un antagonisme spontané dont les raisons lui échappaient. Isabelle était persuadée qu'elles ne pouvaient coexister dans le même univers sans se détruire l'une ou l'autre. D'où lui venait cette certitude ? Elle l'ignorait. Sait-on pourquoi certaines couleurs chantent entre elles quand d'autres jurent ? Pourquoi deux notes s'accordent si bien quand deux autres grincent à nos oreilles ? Elle savait seulement que désormais, quelque effort qu'elle pût faire, le courant entre elles ne s'établirait jamais.
Pour elle, il inventait un bonheur naïf, dessin d'enfant où la maison au toit rouge se dresse dans un printemps éternel, entre un soleil tout jaune et une prairie toute verte… Un bonheur tranquille comme une publicité pour une assurance-vie. Elle en arrivait à croire que leur vie ressemblerait vraiment à un paquet-cadeau, avec un gros nœud sur le dessus ! Qu'elle serait lisse, sucrée, juste acidulée comme ces bonbons transparents, à l'orange ou au citron, qu'on laisse doucement fondre dans sa bouche, puis qui croustillent sous la dent.
« Si j’avais eu quinze ans de moins, même dix, j’aurais pu l’épouser… » Certes, les exemples ne manquaient pas d’hommes mûrs qui entament sans complexe une seconde vie avec une femme un peu trop jeune, mais Paul n’avait pas l’âme conquérante et ses scrupules n’étaient rien d’autre qu’une forme de lâcheté. Il la trouvait trop belle, et cette beauté-là lui semblait interdite, il la désirait trop et n’osait s’aventurer dans le territoire méconnu de son désir, de peur d’y égarer son âme.
J’ai cru qu’elle allait m’embrasser, mais les effusions, ce n’est pas son genre, aussi s’est-elle contentée de me presser la main très fort. Curieuse femme, dont le comportement ne cesse de me surprendre… Un flegme à toute épreuve, à la limite de la dureté, et parfois, l’espace d’un instant, une émotion qui la submerge pour trois fois rien et disparaît comme elle est venue. C’est sans doute pour cela que, malgré son fichu caractère, je l’aime bien.