Si je suis honnête, oui, je reconnais que j’ai eu un comportement… quel était le mot que vous aviez employé ? Compulsif. Ç’avait l’air d’un vol, je sais, mais ce n’était qu’un emprunt. Le sexe – ce qui s’est passé avant –, ça d’accord, c’était de l’évasion. L’alcool… Oh,merde, pardon, vous avez un kleenex ? Je ne peux pas tout mettre sur le dos de mon père, mais l’alcool, oui.
J’ai un sentiment de malaise – comme toujours quand je la quitte. Mon esprit achoppe sur ces yeux lourds, cette frange irrégulière. Bloquée derrière son bar. Ni souffrance ni tristesse, mais pas heureuse non plus. Elle se sent peut-être seule. Je cligne des yeux et tire la peau tendue sous mes tempes avec mon pouce et mon majeur. Si elle n’aime pas son boulot, j’espère qu’elle est épanouie dans sa famille. Qu’elle nourrit de plus grands rêves. Serait-elle à un tournant de sa vie qu’elle est incapable de négocier – son existence sur pause, son esprit engourdi, ses pieds englués ? Je pense à la petite roue qui tourne sur mon ordi.
Elle l'avait achetée à la boutique de la Tate Modern après avoir vu une rétrospective Picasso hors de prix et noire de monde.
J'avais refusé d'y aller : outre le fait que le Courtauld est le seul musée que je fréquente aujourd'hui, Picasso était un misogyne qui abusait des femmes et c'est ce que j'ai dit à Karina. Elle a soupiré : Ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas apprécier son travail en tant qu'artiste. Je le lui ai plus ou moins concédé mais suis quand même restée à la maison. Euvres de qualité / Artistes méprisables. Voila une expo que j'aimerais organiser.
Je ne sais pas de quoi j'étais en train de rêver, mais ça devait être triste. Il faut dire que je pleure trop faci-lement; je déborde d'émotion comme une peinture baroque, toute en roses écumeux et en jaunes purulents.
Un poids énorme et en même temps un vide. Ç’avait été pareil avec Grace. Tout à coup je n’étais plus qu’un être inachevé, réduit à des os fracturés. Un jeu incomplet de souvenirs partagés, de simples fragments.