Citations de Christine Jeanney (65)
penser que nous n’avions pas d’autre choix que de nous réunir, l’accord tacite d’une direction commune, comme une obligation mais délicate, une mission fragile (le mot mission un peu simplet et ridicule, mais c’était pourtant ça), avec l’idée aussi qu’on serait seul à mesurer la pente, le même axe et nos yeux grands ouverts, nos différences unies, c'était beau, inquiétant, nos corps côtes contre côtes, raccordés dans le noir
C’est une question de volonté qui s’est perdue, ne peut plus s’exercer, une question de dépossession, de marge rétrécie d’un coup, l’obligation de se tenir en un lieu et un seul, d’y limiter son corps, de constater que son esprit s’y tient, là, clos, et que le reste, paysage extérieur, passants, informations, s’est mué en entité virtuelle, non pas effacé ou perdu ni formellement inaccessible, mais comme retenu derrière une paroi vitrée, sons amortis, gestes déformés au point de les rendre inconsistants, distants, et peut-être même incompréhensibles
au ras du sol, à quatre pattes, nez collé au petit matériel, aux plinthes, soulever, et debout cou tordu, accrocher, hisser, à bout de bras déséquilibre, vivre sur escabeau, recommencer, c’est toute une chorégraphie, déménager, et ça resserre en quelques jours, en amplifiant les mouvements, ce que l’on passe une vie à faire.
état des lieux entrant, posture sérieuse face au propriétaire, je constate qu’il y a tache sur le parquet, une rayure au carrelage, m’en inquiète, non pas pour m’offusquer ou parce que je serais devenue maniaque pendant la nuit mais pour me démarquer, non coupable, que ces charges ne soient pas retenues contre nous, les taches sur le parquet, les nôtres, ailleurs, on s’en expliquera plus tard, à gratter avec le dos dur de l’éponge, état des lieux sortant, les autres, ceux qui étaient là avant, pas très soigneux n’est-ce pas ?
l’immédiat se mesure immédiatement : à gauche un fauteuil, une table ; au fond à droite, un rétrécissement et deux portes, salle de bain et couloir ; la table roulante pour les repas ; un chevet avec tiroir, téléphone, sonnette, télécommande. Et au centre le lit, dernier cité parce qu’évident, fusionné avec moi. Nous sommes tous deux soudés au centre de la pièce. Là où je suis il est, même lorsque je me lève, car j’en suis capable. Debout, il reste intégré à mon dos sans qu’on le remarque, son hologramme flotte, parallèle au linoléum.
Faire à manger le dimanche, quand l'un ou l'autre vient, blanquette, lapin chasseur, lasagnes, poulet rôti, palette à la diable, manger. En semaine mitonner pour papa, c'est comme ça qu'elle l'appelle, même si à table - Papa tu veux encore des rillettes ? - il n'est plus le papa de personne. Anthony mange toujours ailleurs, loin, dans sa chambre ou encore plus loin, avec des copains.
Le fond est jaune indien uni. Au centre, un graphisme vert émeraude complexe, formé d’un long trait horizontal, de verticales peu hautes et de quelques boucles, à la fois écriture et signature. Deux silhouettes féminines sont crayonnées dans la partie gauche, au fusain. Un autre crayonnage, dans la partie basse à droite, figure un animal allongé, un chat faisant la sieste, avec un rond bleu turquoise plein en-dessous. Les femmes de ma vie, la création, le besoin de sérénité, voilà l'idée
Les gens du couloir n'ont pas de visages, pas de corps
double_porte&rosace
Extrait 4
. les sons ici, dans la bibliothèque
. voyagent
. se répercutent dans les pierres
. et les cercles découpés dans le bois pour adoucir l'écho
. les pensées et les gestes voyagent aussi
. de l'un à l'une à l'autre et au suivant
. tentaculaires – rhizomes
. est mort celui, est morte celle
. qui voudrait contenir
. les passages d'un son à l'autre
. d'une pensée à un geste, etc
. élever des murs est un acte de mort
. qui n'apporte que la destruction, réellement
. (dans la réalité, ni rhétorique ni théorique)
troisième pilier_segment un
Extrait 3
. autour ce sont des courbes
. elles suivent un chemin indistinct qui prend pour centre
la mort
. la mort de la mouche, la mort de la phalène de vw
. la mort de jeunes soldats à la tête écrasée, et m., nimbée
de vif
. puisant dans son élégance, rose, rouge rose
. couleur de rose cuisse-de-nymphe-émue, s'endort
. les soldats meurent en naïveté et en douceur sous les rocs
lancés par le hasard
. m. a soupiré comme un chat avant de partir
. la phalène a vrombi, la mouche s'est immobilisée
. chaque mort porte sa couleur
. tout comme chaque pilier de pierre blonde
. porte ses marques, ses propres scarifications
. et les bâtiments, autour de l'abb d'ard, conservent leurs
noms :
. farinier, boulangerie, pressoir ; du temps où les moines les
destinaient à cet usage
premier pilier_segment moins un
Extrait 2
. sur le plan que tu as trouvé, il y a du vert, du jaune
. du noir, du blanc, et l'emplacement de chaque pilier, ils
sont quatorze
. il y a aussi des commencements de chapelles (st n, st v)
. ou leurs restes, et les mentions "secteur fouillé, secteur
inaccessible pour la fouille
. secteur à risque pour la fouille, secteur non fouillé"
. des formes de haricots surmontés d'une épingle
. indiquent les endroits où ont été retrouvés des cercueils,
cloutés ou non
. tu ne savais pas en marchant dans l'abb d'ard
. en t'installant à une table sans faire de bruit
que tu marchais sur un cimetière
. sur des pierres tombales, plusieurs
. en forme de losanges, de rectangles, incomplètes
. s'y inscrivent des rip
. des dates et des mains jointes pour la prière
premier pilier_segment un
Extrait 1
. ce lieu, à la périphérie de c., est destiné aux spécialistes
. ce sont des chercheurs, des chercheuses
. enquêteurs, investigatrices, érudites, connaisseurs
. toutes sortes d'autorités autorisées qui viennent ici
. poussent les portes, soulèvent les couvertures des livres
. elles s'y plongent, ils consultent le contenu des pochettes
et des dossiers gonflés de formats en tous genres
. elles lisent des articles, brouillons, lettres, feuillets
intimes, publics
. ce que d'autres ont laissé, ils les comparent, elles les
fouillent
. ils en extraient du sens, elles formulent des conclusions
. tu n'es pas spécialiste (c'est ce que tu te dis, souvent)
. tu n'as rien à faire là (c'est ce qu'il te semble)
. tu t'incrustes, tu te forces à trouver très normal d'être ici
. tu présupposes qu'ici, en crypté, quelque chose te
concerne
ta pupille n’est pas creusée, par quel mystère sait-on que tu regardes
passer le bout du doigt sur l’arête de ton nez et la paume sur ta joue bombée, mais personne n’embrasse ta bouche de pierre
tes pensées sombrent
les cheveux décoiffés par les centaines d’années et les centaines de pattes d’oiseaux fébriles, toi rien, regard lointain, perfection, nous, on se donne une contenance à chercher des explications, on te photographie - - respectueusement (alors, sous ta coquille tu tapes des pieds, tu grognes, tu éructes, tu fais des bras d’honneur, tu balances deux trois mots orduriers en te grattant la panse, humaine dessous ta coque tu pues la sueur, et comme tu nous en veux de passer et passer, inutiles, trop occupés à faire semblant de ne rien voir)
– un canapé à la mer ! on criait, on cherchait une bouée à lancer, bousculade, invectives
– dérive des jours entiers, soumis aux vagues, aux clapotis, parfois un poisson clown sous les pavés frôlait, reniflait, un curieux qu'il fallait écarter, on n'avait pas le cœur à rire
– un tronc d'arbre découpé en fauteuil des rues (il existait aussi des troncs fauteuils des bois, des troncs fauteuils de plages, des troncs fauteurs de troubles, des troncs fauteuils de feuilles d'automne à embarquer, des troncs fauteuils d'hélice et de réglisse, des troncs fauteuils de vatasseoir et tiens toi correctement)
– sur son vélo elle passe d'un coup de sonnette, elle a l'habitude, les inventions extravagantes et les naufrages, ça la connaît
– au fond, on distingue très nettement la coquille d'œuf de dinosaure
– une mosaïque, elle s'insinue partout, galope, contagion débordante
– des feuilles jaunes comme deux ailes de papillon tombé
– tombé au champ d'honneur, combats lépidoptères, antennes entortillées, symétrie déchiquetée, archivés en vitrail, déposés sur des crânes, déployés en pianos, en avions, en magma de ficelles, papillons morts la nuit, papillons morts de faim, étendus sur des oreillers et lavés, relavés, délavés, leur encre sèche, papillons sel pris aux filets de danses polvtsiennes, disparus au zénith
Toujours les veilleuses en bas et les portes fermées toujours mais dans l’autre sens, mais plus vraiment le rêve sombre puisqu’elle était maintenant derrière moi, derrière moi. Elle est entrée dans la chambre, s’est approchée du lit et a sorti son stéthoscope, quand elle secoue la tête mon torse pris dans un poumon d’acier se desserre.
Mon impuissance au maximum. C’est que Conclure, conclure, quel mot abject. Nous serions tous dans la même pièce, morts et vivants ensemble, c’est une pièce petite où nous sommes serrés...
Le Prisonnier ne s’en va pas. Et même la fin annonce qu’il reste, regarde en face, minute 13. Dictature, fragilité, laminage, boîte, pantalon de velours, chiffon passé sur une carcasse, qu’elle reluise dans les salons, Lotus Seven Convention, chiffon sur urne noire mise sous plaque, boîte, laminage, repassage tranquille de la mère qui ferme les yeux résolument.
Des lamelles de passé perdu en strates archéologiques, qui pour voir l’épaississement discret qui nous porte, lourd à tous les étages, je marche sur l’anéanti précédent le mien celui des autres, peut-être qu’il faudrait rendre cela, les phrases les paragraphes s’étagent et quelqu’un marche tout en haut pendant un laps de temps très court.
C'est du flottement — flottement qui aurait muté, serait promu matière, substance — de chaque forme, espace, objet, personne, tout chose devenue mollusque, malléable, privée des limites de son identité, juste assemblage de couleurs bois de l'escalier visages café voitures manteaux bancs et routes trottoirs se mêlent en brume sans aspérités, le flottement vague a remplacé toute chose sur terre.