Citations de Claire Berthomy (57)
Je ne sais plus trop la raison de ce coup de poing. Un regard de travers peut-être. Ou bien une bousculade. Aucune importance. Tout le monde connaît la règle ici : ignore-moi et je ne te rentrerai pas dans le lard. Par contre, si c’est les problèmes que tu cherches, mec, alors je suis ton homme.
J’essuie un bilan annuel catastrophique. Il est évident que je ne suis pas faite pour ce job. Je commence à me dire que je ne suis faite pour aucun boulot d’ailleurs. Mais lorsque l’on n’a pas eu la chance d’aller à l’université, faire la fine bouche en matière d’offre d’emploi relève du suicide pur et simple.
Je me hâte de cacher mes seins en tirant sur mon haut. Mon boss s’en fout, il préfère les mecs. Il n’empêche que ma pudeur, à chaque fois, en prend un coup. La nudité me désarme face au monde. Et malgré moi, je grogne. Je sais que je devrais m’abstenir de l’ouvrir, mais c’est plus fort que moi. Il faut croire qu’à force de la fermer une bonne partie de ma vie, une fois les vannes ouvertes, il est devenu impossible de contenir ce torrent d’eaux usées.
Je souris en apercevant Nora. Une pensée débile vient supplanter toutes les autres. Je me demande ce que mon père aurait eu à redire s’il avait appris que sa fille s’est liée d’amitié à une femme noire. Un goût de vengeance me brûle aussitôt la gorge. Pourquoi est-ce que je pense à mon père tout à coup ? La chose est absolument proscrite en dehors des séances avec ma psy. Et puis c’est absurde. Je ne suis pas amie avec Nora parce qu’elle est noire et que cela ferait enrager mon père. Penser ainsi ne me rend pas meilleure que lui. Je suis amie avec elle parce que je n’ai jamais eu autant de fous rires, de larmes et de déclarations d’amitié avec une autre personne que cette grande femme aux airs revêches. J’admire sa liberté, sa capacité à la proclamer et à la défendre.
Si j’avais l’ombre d’un quelconque diplôme, je pourrais prétendre à mieux. Sûrement. Mais pour l’heure, les seules offres d’emploi auxquelles je suis à même de répondre se comptent sur les doigts d’une main.
Je sais ce qu’il pense. Il se dit que toute cette amertume chez moi tient du fait que je me sois marié à une Blanche qui a fini par partir refaire sa vie ailleurs. C’est ce qu’ils se disent tous à la scierie. Et moi, je les laisse parler. Je n’ai rien à leur prouver. Je suis ce que je suis. Point barre.
On a tous grandi avec cette putain d’épée de Damoclès juste au-dessus de la tête. On a tous ce truc au fond des tripes, cette parfaite conscience qu’ils nous ont volé une partie de nous après avoir joué à la balle avec les têtes de nos ancêtres.
Je n’aime pas les types qui se déguisent en cowboy, j’ai toujours cette fichue impression qu’ils viennent là pour nous chasser.
Ceux qui puent le fric et se racontent une vie. Je n’ai pas sa patience pour encaisser la connerie humaine sans rien dire. Lui, il aurait déjà ravalé son orgueil, sorti son devis, embrayé sur le type de bois et les stères requis… Moi, je ne suis pas fait pareil.
Peu importe, finalement, du moment que je me concentre sur un futur hypothétique et que je laisse mon passé derrière moi. Cet oracle vaut tous les tests de Rorschach du monde. J’y projette mes angoisses et me concentre sur la façon d’y faire face tout en voilant la séance d’une note d’occulte qui m’aide à donner à cette vie un air plus respirable. La réalité des autres n’est pas la mienne. Vivre dans la leur n’est pas sans heurts et y mettre des touches de magie m’aide à encaisser les coups. Après tout, ne suis-je pas la fille d’un sataniste ?
Dans quinze jours, je dois quitter cet appartement. Quinze jours. Tout ça pour deux mois de loyers impayés que j’ai promis de rembourser au plus vite. Personne ne nous autorise les coups durs dans la vie. J’ai dû faire face à une montagne de factures suite au décès de ma mère. Et je n’arrive toujours pas à sortir la tête de l’eau.
Non, je ne suis pas belle. Alors je joue l’illusion de la femme sophistiquée pour ne pas trop effrayer mon reflet.
Nadine me manque. Ce rocher inexpugnable a laissé un vide dont je n’ai réalisé l’importance que trop tard. Ce n’était pas la mère de l’année, mais c’était la nôtre. Celle qui nous a recueillies, ma sœur et moi, qui nous a donné un abri quand dehors les autres détournaient le regard.
L’amertume du café réveille mon essence et démêle mes idées encore embrouillées par le manque de sommeil. Je sens le blues arriver et rien de bon n’en sortira. Un peu d’action me permettra de commencer cette journée d’un meilleur pied. Je pose ma tasse sur le rebord de ma fenêtre.
Quand vient le jour, plus rien n’empêche cet insidieux malaise de souffler plus fort dans mes pensées : elle est belle, la femme forte et libérée, une fois passée la nuit à supplier un homme de la soumettre comme une chienne.
Il faut qu’il arrête de caresser les murs et les portes de cette façon. Ils ne lui ont rien fait et je ne suis pas certaine de leur consentement.
Que peuvent les éléments contre ce lien entre elle et moi ?