A l'occasion de Lire en Poche 2021, Claudio Morandini vous présente son ouvrage "Les Oscillants" aux éditions Anacharsis.
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Note de musique : © mollat
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Depuis la plaine, la route se dirige tout droit vers l’horizon, en direction de la chaîne de montagnes d’un gris uniforme. À mesure qu’on approche, on distingue des différences de tons dans ce profil lointain, des échancrures, des dépressions. On dirait que la route vise un endroit précis mais indiscernable dans le décor opaque des montagnes. Soudain, l’endroit en question se révèle être un passage incroyablement étroit entre deux versants ténébreux et impraticables. La route s’y faufile, franchit une cluse et continue dans une petite vallée à peine plus large, juste assez d’espace pour quelques prés, quelques champs, une poignée de masures éparses ; elle semble aller se cogner contre une autre cluse dont elle ressort par miracle deux tournants après ; nouveau tronçon plus large ; nouvel étrécissement, plus encaissé et plus hostile, occupé par une colline morainique incongrue abandonnée au milieu, qu’un tunnel perce sans remords, permettant de déboucher de l’autre côté. Suit une déviation sur le versant gauche, mal indiquée et subite, qui a dû faire jurer plus d’un touriste ; puis virages sur virages, à négocier patiemment, l’autoradio allumé et l’estomac en alerte. La vallée où je ferai ma recherche est là-haut, cachée à ceux qui circulent en bas, un repli profond et sauvage entre des parois encore plus escarpées que celles que nous avons longées jusque-là.
(Incipit)
Quiconque se retrouve à Crottarda pense forcément au roman de Charles-Ferdinand Ramuz, Si le soleil ne revenait pas, où il est question d'une communauté alpine qui regrette le soleil pendant tous les mois d'hiver, et d'un vieux fou qui raconte à la ronde que le soleil est malade et ne reviendra pas, qu'il passera ailleurs pour toujours. Va savoir, en vient-on à penser, si, à l'instar des personnages de Ramuz, les Crottardais craignent pendant les longs mois d'ombre que le soleil ait disparu pour toujours. Va savoir si, au printemps, à l'instar des montagnards du roman tâchant de résister à leur angoisse devant les prédictions du vieil Anzévui, ils s'élancent, impatients, sur des sentiers impraticables pour dénicher l'astre solaire et le prier de revenir éclairer les hommes.
« Comme toi, j’estime que les mystères, les vrais mystères, forts, persistants, se trouvent toujours en dessous, sous nos pieds. Ils nous tirent vers le bas par les chevilles, pas vers le haut par les cheveux. En hauteur, tout au plus, il rôde des rêves sentimentaux, des obsessions métaphysiques sans intérêt. Mais la véritable peur de tout homme, c’est que quelque chose l’attrape par les chevilles et l’attire sous terre, ou qu’une longue langue froide sorte du sol pour lui lécher la plante des pieds, ou que des myriades d’yeux sertis dans la terre le fixent d’en bas, l’épient quand il passe, et se contentent de baisser leurs paupières sombres quand il regarde ses pieds ou qu’il leur marche dessus. »
L’homme ne sent plus rien depuis un moment. Depuis qu’il a arrêté de se laver il est anesthésié à ses propres odeurs, et les pets qu’il lance la nuit sous les couvertures ne sont que de chaudes caresses, qu’il cultive avec une alimentation adéquate.
J'entends les coucous : dans cette forêt, ils ne poussent pas leur chant bisyllabique en tierce mineure, mais ils dilatent l'intervalle de leur appel jusqu'à la quarte augmentée à la septième. Je les imagine gros, affamés, irascibles.
Dès le premier matin passé ici avec mes parents, je fus frappée par les cris des bergers. J'étais au lit, je me souviens, et j'essayais de me réchauffer et de me tenir au sec enfouie sous plusieurs couvertures. De l'extérieur provenaient des sons étranges, lointains et pourtant nets, qui pénétraient sans difficulté par la fenêtre, comme émis par un haut-parleur : ils étaient à mi-chemin entre un cri et un chant, et modulés - me disais-je alors, repensant à des documentaires sur les milieux marins - comme les longs bramements dignes d'un opéra par lesquels les baleines communiquent d'un point à l'autre de l'océan. Ces voix, qui titillèrent ma curiosité, devaient continuer à me distraire du froid les matins suivants.
« C’était encore la préhistoire,
L’hiver était silence » .
UGO RONFANI , Mémorial des cavernes .
« Il y a des récits silencieux comme des cailloux et des récits qui parlent comme des arbres ou de petits animaux. »
GUILIANO SCABIA .Teatro con bosco e animali .
Ils oscillent, mes pauvres Crottardais, entre le besoin de se cacher et la nécessité de sortir à découvert, de respirer l'air de dehors ; entre l'exigence de s'exprimer et le mutisme, entre un festin des sens, de tous les sens, y compris ceux que nous autres ne savons plus exercer, et la fermeture de tous les orifices dans le silence, dans l'obscurité complète, dans l'absence de contact ; entre un au-dessus qui s'éloigne et devient inatteignable, ou qui écrase et oppresse, et un au-dessous dans lequel s'enfoncer, enfin, et continuer de nourrir du ressentiment et des inquiétudes ; entre humain et non-humain ; entre vivant et non-vivant. Les oscillants, ai-je envie de les appeler. Et je finis par me sentir un peu oscillante moi aussi.
« Pendant des générations, les hommes ont essayé de préserver des coins d’herbe dans cette cuvette ingrate , un peu de renoncules et de soldanelles , de primevères et de pulsatilles , de légumineuses et de graminées pour quelques vaches .
C’étaient des générations que la pauvreté et l’étroitesse des horizons rendaient obstinées . »