Il est des moments dans la vie où l'on grandit et où l'on vieillit en peu de temps. Ces moments-là sont l'oeuvre de la douleur, bien sûr, mais aussi celle du désarroi, du fait que le monde possède d'abord la terre et le ciel - et puis l'enfer, la terre et le ciel.
Commences-tu à comprendre que les livres nous renvoient sans cesse à nos histoires personnelles, qu’ils sont comme des éponges, et les absorbent ? Tous les livres offrent cette possibilité, tous sont des machines interprétatives douées d’une conscience : la nôtre. C’est cela la grandeur des livres : ils réclament des lectures différentes, plurielles, s’ouvrent au moyen de clés que nous devons découvrir, ou que parfois la fortune nous met entre les mains au moment où nous nous y attendons le moins. Ils ne se livrent pas à tous, et surtout pas à ceux qui ne font pas l’effort nécessaire pour les pénétrer, ou y sont inaptes.
Mais cette fois-ci, Alessandra ne toucha à rien. Son regard se tourna en direction du parc, sa mâchoire se raidit. Même ses yeux sombres, ses deux iris noisette tissés de minces filaments jaunes et verts qui les rendaient encore plus lumineux, ne paraissaient plus si grands : ils avaient rétréci pour se concentrer sur quelque chose qui ne pouvait pas lui échapper et qui l'effrayait.
Il me sembla alors que cette pièce venait d'être traversée d'un coup de vent, de ceux qui vous donnent la chair de poule, même en été. Il n'y avait pourtant pas un souffle d'air ce jour-là, pas une seule feuille ne bougeait. Comme si le jardin était une sculpture naturelle illuminée par le silence.
J'eus la sensation de perdre la notion du temps ; j'étais déboussolée, j'ignorais ou je me trouvais, ce que j'étais censée dire, aussitôt après. Cela ne dura qu'un instant, qui abolit toutes les vérités que j'avais acquises lors de cet entretien, lors de cette longue promenade, chez les personnes dont j'avais fait la connaissance jusque-là.
Je fus réveillée par la voix douce d'Alessandra : elle n'avait rien deviné de ce qui venait de m'arriver. Peut-être est-ce moi qui exagère aujourd'hui, en étirant cet instant afin de pouvoir le raconter à ma façon. Tout s'arrêta et reprit aussitôt de plus belle - au bout du compte, c'était comme si la voix d'Alessandra, le fil de ses propos, ne s'était jamais interrompu.
La littérature est un monde en soi, seulement analogue au réel, et où les livres se parlent entre eux ; pour y entrer, il faut faire un saut dans l’inconnu, de l’autre côté des choses, traverser le miroir. Et ensuite, le retour est difficile, car les personnages que tu auras rencontrés continueront à te parler, te conseiller, te faire prendre des décisions.
Le monde de la musique ne peut se mesurer avec rien, il est incommensurable. Allez donc expliquer ce qui fait que tel compositeur est passionné et tel autre plus froid, pourquoi on peut différencier au bout de trois mesures la musique de Bach et celle de Scarlatti, en quoi celle de Beethoven est tellement éloignée de celle de Wagner !
[…] en littérature les conclusions n’existent pas, et rien ne se termine jamais. Tout demeure ambigu, tout continue éternellement sa course. Un livre n’est jamais deux fois le même, et c’est pourquoi il est parfois plus stimulant de relire que de découvrir les livres nouveaux.
Il en va toujours ainsi avec les grands livres : on a la sensation de pouvoir tout saisir, tout isoler, mais on s’aperçoit que ce n’est pas possible.
On nous apprend depuis des générations à nous incliner devant l’autorité culturelle établie. Qui est faite de chefs-d’œuvre indiscutables, et indispensables à nos esprits. Et qui s’incarne dans des auteurs à révérer sur leurs piédestaux sous peine d’hérésie.
Parmi tous ses pouvoirs, la littérature a aussi celui de rendre l’erreur utile, et même nécessaire à notre compréhension. Mais surtout, la littérature, la vraie, ne considère pas ce genre de divergences comme des erreurs.
[les livres] n’ont pas besoin du monde, c’est le monde qui a besoin d’eux.