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(5 ***** contrairement à ce qui s'affiche parfois sur cette chronique. Merci d'en tenir compte). Gabriel Tallent est présenté comme un prodige de la littérature, et en effet, selon mes critères, My absolute darling est un roman prodigieux. C'est l'histoire d'une jeune adolescente, Julia, dépossédée de son prénom, transformée en Croquette ou Turtle, dépossédée également de son libre-arbitre, de sa vie et de son avenir par un père monstrueux, Martin, qui a fait d'elle son amour absolu et exclusif, dans une baraque isolée aussi déglinguée qu'eux, au fin fonds d'une Californie bien éloignée des stéréotypes. Pour l'ambiance et l'environnement, on est plus près de Délivrance que de Frisco-la-surdouée. L'auteur adresse d'ailleurs deux clins d'oeil à James Dickey et/ou John Boorman : «-Mec, mec, si tu rentres là-dedans et qu'il y a... et qu'il y a juste, genre, un gamin albinos difforme dans un fauteuil à bascule avec un banjo ? » (p. 73), puis en plaçant le roman entre les mains de la jeune Cayenne (p. 387). Autant dire qu'ici la nature est sauvage et dangereuse, pleine de scorpions, de puces et tiques, d'anguilles et serpents, de ratons-laveurs ou pumas, de veuves noires ou tarentules dévoreuses de souris, à proximité d'un océan Pacifique capable de déchaînements imprévisibles. Pour Julia, faute de points de comparaison, apprendre à manier les armes en éliminant l'hésitation et le doute pour avoir une unique chance de survie lorsque le monde s'effondrera comme son père le croit, manger des racines ou des vers, est la norme. La lecture de My absolute darling peut s'avérer éprouvante en raison de sa violence incestueuse mais il faut ajouter qu'à aucun moment Gabriel Tallent ne sombre dans le voyeurisme, la glauquerie ou la complaisance malsaine, grâce à un style tout en finesse et délicatesse. La violence subie quotidiennement par Julia rappelle qu'un corps est robuste et peut endurer d'innombrables sévices avant de lâcher prise, que la souffrance peut revêtir de multiples aspects et durer fort longtemps. Il aurait été hypocrite de la part de l'auteur de résumer cette violence en quelques phrases sibyllines pour que le lecteur se voile la face, à l'instar des habitants de Mendocino qui tout en « se doutant », ne font rien. Le lecteur est obligé de regarder la réalité, c'est bien ce qui met mal à l'aise. La lecture peut également s'avérer éprouvante en raison du caractère ambigu de Martin : écologiste, survivaliste, fin connaisseur de Marc-Aurèle et de philosophes, oscillant entre la gentillesse et la cruauté, la tendresse et la haine, les mots doux et les insultes. Ni psychopathe ni sociopathe, ce qui pourrait excuser son comportement, il est un homme normal, un père, un voisin, un parent d'élève, qui n'a ni la bave aux lèvres ni les yeux injectés de sang. La lecture peut s'avérer éprouvante en raison de l'ambivalence de Julia, constamment déchirée entre son amour filial et son irrépressible besoin d'émancipation, violée mais qui se refuse à violer ce secret. Mais Julia est une jeune adolescente, soumise aux tourments de son âge et à bien d'autres, sous l'emprise d'un adulte séducteur et manipulateur, elle est donc fragile et déséquilibrée. Grâce ou à cause de son père, elle est capable de survivre à n'importe quel prix, sait exploiter toutes les ressources de la nature et possède en elle une part inviolable, secrète, qui ne peut lui être prise de force. En elle, sommeille un souffle vital indestructible. Jusqu'à quel point pourra-t-elle mener ce combat pour sa liberté et son indépendance ? Est-il perdu d'avance ? Un roman ambitieux, rare, parfait, qui règle, en plus de tout ce qui précède, leur compte au survivalisme et à la prolifération des armes aux Etats-Unis. A lire, absolument ! + Lire la suite |