Nous ne sommes pas éternels, mais en plus, la mort pouvait nous faucher n’importe où, n’importe quand, même si nous ne l’avions pas méritée. Je pensais que seuls les méchants et les voyous mourraient sous l’effet des balles de révolver des gentils policiers, j’apprenais ce jour-là que nous étions tous mortels, tous vulnérables, même les enfants innocents, pleins de tendresse et d’amour.
Nous les enfants, dans de tels moments, ne trouvions pas notre place. À cet âge, nous ne pleurions que lorsque nous avions très peur ou physiquement mal. Nous ignorions la douleur du cœur, celle qui ravage la raison et détruit l’âme, celle qui provoque des larmes sèches et creusent des sillons invisibles sur les visages défigurés par le chagrin.
Le destin n’existe pas , nous ne sommes que le fruit de notre passé et l’objet de notre futur. Le présent n’est rien d’autre que le passage d’un état éteint vers un autre non encore éclairé. Seul existe cet instant de vie car lui seul se trouve dans la lumière.
Un enfant qui grandit développe les qualités qu’il trouve dans les yeux de son père, moi, les yeux de mon père, je ne pouvais plus les regarder sans y voir le mal. Je me tournai donc vers ceux de Maman pour y chercher mon avenir.
Lorsque le fardeau familial est si lourd, en écrire l’histoire est un acte de contrition qui vous brise les os et vous place sans pitié face à votre propre dignité. Car accoucher d’une telle hérédité ne peut se faire que dans la douleur de la honte qu’elle suscite, et parler de cette souillure qui vous colle à la peau en révèle forcément l’existence. Fouler cette omerta qui vous offrait cet isolement protecteur vous expose aux regards, au jugement, à la peur, où pire, à l’indifférence des autres ; vous voilà tout à coup comme en danger.
Avec internet, les hommes n’écrivent plus, si cela continue, bientôt chômeur mon gars, comme tous ces malheureux ! Et de nos jours, qui se préoccupe encore de l’avenir d’un facteur ?
Les règles du jeu sont très simples : tu es plus fort, tu gagnes ; tu es plus faible, tu dois te protéger, être protégé, ou tu perds ! À six ans je vis, impuissante, le triste et définitif enterrement de mon enfance dans la douleur et cette peur, avec cette lucidité que m’impose ce dépassement de moi-même. Seul mon corps refuse de grandir, de s’épanouir, me maintenant dans l’anormale petite taille qui fut la mienne durant cette enfance devenue vieille bien avant l’âge.
C’est un peu vrai qu’écrire, ça vous prend la tête ! Pas seulement le soir, mais à chaque instant : le matin, à midi, au volant de votre voiture, la nuit, même quand vous êtes en conversation avec quelqu’un votre esprit peut s’échapper et filer maculer les pages blanches de votre histoire.
Par leur petite vie si peu vraisemblable, les hommes donnent un sens à cet abyssal univers, car eux seuls sont capables d’en écrire l’histoire. Être témoin de sa destinée n’empêche pas d’en être l’auteur ; et l’univers est vaste pour qui n’y trouve pas sa place Léa.
Quand on fait un cauchemar, c’est que l’on dort, donc on ne peut pas sentir la douleur. On croit qu’on la ressent, mais en réalité, on dort.