Citations de Daniel Bensaïd (55)
... il nous reste la force irréductible de l'indignation, qui est l'exacte contraire de l'habitude et de la résignation. Même lorsqu'on ignore encore ce que pourrait être la justice du juste, il reste la dignité de l'indignation et l'inconditionnel refus de l'injustice.
L'indignation est un commencement. Une manière de se lever et de se mettre en route. On s'indigne, on s'insurge, et puis on voit. On s'indigne passionnément, avant même de trouver les raisons de cette passion. On pose les principes avant de connaître la règle à calculer les intérêts et les opportunités : "Puisses-tu être froid ou chaud, mais puisque tu es tiède, et ni froid, ni chaud, je te vomirai de ma bouche".
A défaut de droits sociaux, de légitimité démocratique, de consistance politique, l'Europe charnelle aurait donc une âme chrétienne, juste un supplément d'âme, un zeste, une lichette de moutarde divine pour relever un fade ectoplasme financier et monétaire.
Les lendemains, chantants ou non, ne sont pas prévisibles avec exactitude, mais les tendances du présent déchiré, lacéré de contradictions et blessé de sourdes menaces, ne sont pas pour autant inintelligibles et indéchiffrables. Renoncer aux prédictions hasardeuses n’annule pas l’impératif de changer l’ordre existant. Là où persiste le conflit, demeure aussi le choix, la décision, le risque raisonné entre plusieurs issues, et l’obligation inéluctable d’agir.
D’ailleurs, lorsqu’on s’interroge sur l’actualité de la lutte des classes, on met essentiellement en doute l’existence du « prolétariat » ou d’une classe ouvrière. On ne semble guère se demander, en revanche, si la bourgeoisie a disparu !
Dans le travail pour l’incertain la seule règle consiste à prendre le parti de l’opprimé.
L'action politique n'est jamais réduite à une plate illustration d'une logique historique ou à l'accomplissement d'un destin écrit d'avance. L'incertitude de l'événement y a toute sa part. Petites causes, grands effets : en février 1848, une campagne de banquets pour le droit au suffrage déborde l'intention de ses initiateurs et entraîne la chute de la monarchie
Les crises sont donc inévitables, mais surmontables. La question est de savoir à quel prix et sur le dos de qui. La réponse n’appartient pas à la critique de l’économie politique, mais à la lutte des classe et aux acteurs politiques.
Seuls les historiens du fait accompli et les politiciens fatalistes prétendent que ce qui est effectivement advenu pouvait seul advenir. Amputant le réel de ses multiples possibles, ils privent la politique même de toute dimension stratégique, la réduisant au mieux à une tâche pédagogique, et le plus souvent, à un accompagnement gestionnaire impuissant du cours naturel des choses, comme si l’histoire était un long fleuve tranquille coulant, à quelques retards regrettables prêts, dans le sens d ’un progrès inéluctable
Le temps stratégique est plein de nœuds et de ventres, d’accélérations soudaines et d’éprouvants ralentissements, de bonds en avant et de bonds en arrière, de syncopes et de contretemps. Les aiguilles de son cadran ne tournent pas toujours dans le même sens. C’est le temps brisé, scandé de crises, d’instants propices à saisir… sans quoi la décision n’aurait plus de sens.
Les sociétés ont toujours été traversées d’une multiplicité de contradictions et de conflits (de classe, de sexe, de générations, de régions) et les classes elles-mêmes n’ont jamais été des blocs homogènes et monolithiques. Elles sont divisées, différenciées. Leur unification ne va jamais de soi.
C’est concevoir le temps politique, comme un temps brisé, discontinu, rythmé de crises. C’est penser la singularité des conjonctures et des situations. C’est penser l’événement non comme un miracle surgi de rien mais historiquement conditionné, comme articulation du nécessaire et du contingent, comme singularité politique
Le problème de la politique, conçue stratégiquement et non de manière gestionnaire, consiste précisément à saisir les moments de crise et les conjonctures propices au retournement de cette asymétrie. Il faut accepter pour cela de travailler dans les contradictions et les rapports de force réels, plutôt que de croire, illusoirement, pouvoir les nier ou s’y soustraire
Le présent est le temps par excellence de la politique, le temps de l’action et de la décision, où se jouent et se rejouent en permanence le sens du passé et celui de l’avenir. Il est le temps du dénouement entre la pluralité de possibles.
Le concept d’hégémonie est particulièrement utile aujourd’hui pour penser l’unité dans la pluralité de mouvements sociaux. Il devient problématique en revanche lorsqu’il s’agit de définir les espaces et les formes de pouvoir qu’il est censé aider à conquérir.
La grève générale n’est donc pas pour elle un ultime recours défensif, mais l’irruption qui rend pensable une stratégie révolutionnaire
la catégorie de stratégie s’articule à un marxisme rompant avec toute transcendance, au profit d’une rationalité historique qui se construit à travers le conflit et sur le mode du possible stratégique.
Insister unilatéralement sur la construction conceptuelle peut aider à résister aux représentations essentialistes, en terme de race ou d’ethnie, ainsi inversement, qu’à une représentation par l’individualisme méthodologique de la société comme simple agrégat de monades. Encore faut-il à cette construction un matériau approprié, sans quoi on aurait du mal à comprendre comment la lutte réelle des classes a pu hanter la politique depuis plus de deux siècles, par delà les jeux de mots et de langage.
Définir un espace stratégique commun exige donc une échelle mobile des espaces permettant d’articuler les interventions locales, nationales et internationales, plus étroitement encore que ne le faisait la théorie de la révolution permanente. Après avoir assimilé à la pensée politique les notions de non-contemporanéité, de contretemps, de discordance des temps, il est tout aussi nécessaire aujourd’hui de penser la production sociale et la discordance des espaces.
Derrière ce pluralisme tolérant et cette polysémie des résistances se profile le spectre d’un polythéisme de valeurs soustraites à toute épreuve d’universalisme. La guerre des dieux n’est plus très loin.
La dialectique des forces productives et des rapports de production éclaire le développement historique. Mais les concepts n'epuisent pas la réalité. Marx rappelle fortement les "limites" de cette dialectique qui "ne supprime pas les différences réelles". Car la nécessité explicative n'abolit pas le hasard, et le "comment" de l'histoire renvoie "nécessairement" à l'aléatoire des luttes.