J'élabore une existence qui ne répond ni à une le stratégie, ni à quelque conflit intérieur
Sac bouclé, je partis m’asseoir une dernière fois sur le bord de l’Atlantique. Besoin de contempler l’océan qui donnait la direction, d’y promener indéfiniment dans ma bouche la fièvre prolongée du grand saut. Incandescence des émotions… Ferveur de l’appareillage. Les grandes ruptures sécrètent cette goutte de folie brûlante, une adrénaline qui vous prend au corps et pénètre toutes les chairs. Partir. Seul le mot est une délivrance. Il n’y a rien de plus stimulant que de pouvoir dire : “J’ai levé le camp. Je suis hors d’atteinte. Je m’enfonce dans une autre géographie.”
je pars marcher. Je longe le lac et essaie de remonter tous les sentiers animaliers ou humains qui se présentent à flanc de montagne. Mes pensées respirent et errent dans toutes les directions. Je suis devenu tour à tour le piéton de ma piste, l’enfant du lac, le contemplateur des forêts.
Remonter un chemin d’eau vers sa source ou l’accompagner vers l’océan est une des choses les plus enivrantes qui soient. Vous longez une rive, vous suivez une berge, et le trouble délicieux du plongeon dans l’inconnu s’installe en vous. À mesure que vous progressez vers l’amont ou vers l’estuaire, la vie a soudain de grands territoires devant elle. C’est ce que j’ai ressenti en progressant vers le Pacifique.
À l’embranchement des rivières, j’entendais l’eau gicler au pied des versants. Au débouché du Rio Notué, des poissons et leurs dos étincelants frôlaient la surface à hauteur des berges. C’était des saumons gros comme ma cuisse pressés d’avaler la rivière nageoires repliées.
Une chose est incontestable: retrouver la nature et le sens de la terre, c'est retrouver la dignité.
Pourquoi suis-je en sécurité, accroupi, le dos appuyé contre le fût d'un coigüe plusieurs fois centenaire. Je ne saurais le dire. Ce n'est pas seulement la formidable énergie qu'il répand ni cette alliance étonnante de robustesse et de délicatesse. Il y a ce sentiment qui persiste et englobe tous les autres sentiments, proche de celui qu'on éprouve à embrasser l'arbre. Le contact de l'écorce produit comme un soulèvement du corps né de la matière transmise. Le coigüe est mon parent. Je ressens entre son aubier et ma chair un rapport ténu, la filiation qui existe de lui à moi. Il n'y a que des êtres à fleur de peau pour s'interroger sur la pensée des pierres ou mûrir l'être des choses et son pouvoir d'initiation. Ceux-là savent ce que l'on éprouve à presser contre soi le corps d'un arbre. Ceux-là voient, dans une relation intime, la beauté s'inscrire en négatif et perçoivent la façon dont les objets sont reliés au cosmos. (p.62-63)
Parmi la pléthore de petits insectes gris, je demeure moi aussi un être insignifiant noyé dans la multitude de mon espèce. Je suis malgré tout gagné par le sentiment étrange de me trouver posté soudainement sur l'envers lumineux du courant universel des choses. C'est comme si le lieu contribuait à sauver mon humanité.
La cabane est à l’avant-garde. En tant qu’idée, elle s’élève contre l’uniformisation et l’appauvrissement graduel de notre libre arbitre. Où qu’elle nous attende – au bas du chemin, entre les bras hospitaliers d’un chêne centenaire, au détour d’un fjord –, elle incarne une sorte de mythe nécessaire dont notre espoir a besoin pour repousser la fatalité et réenchanter le monde. En suggérant une autre forme d’adaptation à l’environnement, elle questionne notre avenir. Là où elle s’apparente à un mode de vie, voire à un art de vivre, elle inaugure une approche révolutionnaire de l’habitat et des échanges humains. Expression d’un bonheur nouveau, tête de pont d’une aventure écologique, elle est un outil de résistance et de création dans un univers de dévastation volontaire.
Chaque coup de pagaie me propulsait vers le cœur sauvage de l'île, là où la terre assure son immortalité.
Moi qui n'avais pas l'âme d'un sédentaire, je n'avais plus qu'une chose en tête : me retirer pour écrire dans un lieu où les mots ne seraient plus à l'étroit. Retravailler les notes rassemblées pendant des semaines dans mes carnets de bords. Car des visages ne tarderaient pas à s'effacer. Les voix se disperseraient, les couleurs se chiffonneraient, des paysages vacilleraient, perdant de leur grain. J'avais à sauvegarder toute une fresque mentale avant qu'elle ne s'étiole, avant que les souvenirs ne s'effondrent en avalanche.