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Quel lien peut-il y avoir entre la médecine et l'écriture. Delphine Saada ne se pose pas la question même si elle reconnait que le lien à l'autre, la volonté d'interroger et le souhait d'apaiser les maux sont peut-être des points communs. Delphine Saada s'est toujours rêvée médecin, elle s'est aujourd'hui spécialisée en dermatologie. Mais grande lectrice depuis l'adolescence, elle a répondu à une envie d'écriture il y a quelques années, s'essayant à des textes courts, pour le plaisir. Pourtant, l'idée de ce qui allait devenir son premier roman était déjà là. Il faudra la participation à un atelier d'écriture animé par l'écrivain Philippe Djian pour que Delphine Saada franchisse le pas et s'autorise à proposer son texte à un éditeur. Voilà comment nait ce livre, « Celle qui criait au loup » publié chez Plon. Anabelle a tout pour être heureuse. Une profession qu'elle aime et exerce avec rigueur, elle est infirmière dans un hôpital parisien, un mari attentionné, Sebastian, deux beaux enfants, Arthur et Emma, un appartement confortable. Pourtant dans cette vie réglée comme du papier à musique, Anabelle cache des failles. Au fil de quelques semaines, tout semble vaciller, des souvenirs resurgissent. Et bientôt, sa fille de 6 ans devient comme une ennemie. Son coeur de mère se dessèche face à cet enfant qui semble toute l'opposée d'elle-même. Sur le thème du désamour maternel, Delphine Saada nous offre un premier roman saisissant, violent, qui se lit comme un thriller psychologique tout en abordant des thèmes sociétaux universels. L'écriture, très maitrisée et littéraire, est intense et glaçante. L'intrigue est parfaitement menée et le malaise s'installe sournoisement dans cette famille bien sous tous rapports. Mais au-delà du plaisir de lecture avec ce roman à rebondissements où le suspense est habilement construit, le roman aborde des sujets sur la famille, l'éducation, les souvenirs, auxquels chacun pourra coller sa propre expérience. Ce premier roman est une vraie réussite. « Celle qui criait au loup » de Delphine Saada est publié aux éditions Plon.
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Qu’on ne vienne pas encore maintenant lui parler d’instinct maternel. Elle pourrait en vomir. C’est une foutaise, une étiquette que l’on colle aux femmes. Vous portez l’enfant, neuf mois, vous saurez comment vous y prendre et bien mieux que les hommes. C’est faux. Archifaux. On ne sait rien avant que l’enfant ne soit là. Et quand il arrive, ce n’est pas mieux, on fait comme on peut et on se trompe souvent.
Les femmes seront libres lorsqu’elles s’autoriseront à faire éclater les poches de boue qu’elles portent en elles, tout au fond, et qu’elles les laisseront s’écouler et s’infiltrer partout, sans intervenir, sur les moquettes immaculées des intérieurs, sur les trottoirs des grandes villes, quitte à tout éclabousser et tout enlaidir, l’image de la famille parfaite comme les costumes sur-mesure de ces messieurs, pour qu’elles n’aient plus, elles, les mains sales.
Les parisiens ne cesseront pas, indifférents, de marcher, de sortir, de consommer, de s’attabler en terrasse, de rire, de s’embrasser. Qu’est-ce qui pourrait les en empêcher quand les balles des kalashnikovs et les bombes ont échoué ?

Marcher l’apaise. Elle parvient à penser à autre chose. Par exemple, elle se fait la réflexion qu’elle ne s’est que très peu promenée ainsi, seule et sans but dans Paris. Sans raison. Toujours accompagnée de ses parents ou plus tard de Sebastian et des enfants, toujours pour un achat à effectuer, des tâches administratives urgentes, des amis ou de la famille à visiter, une expo, un ciné, toujours sous ses rues, sur ses pavés, à travers une vitre, toujours traversée, parfois maudite, jamais comme aujourd’hui, face à face, nues, à vif, sans fard ni protection, offertes. Elle croit entendre la cité lui demander si finalement elle ne l’aura jamais autant aimée qu’enfant lorsque, de sa banlieue au carré, elle n’était qu’un rêve inaccessible, une ambition. Ne l’a-t-elle jamais déçue ? A-t-elle voulu la quitter souvent ? Non, non, Paris se tait, Paris ne questionne pas, Paris se fiche qu’on la trouve belle à en pleurer ou sale à en pleurer, Paris se laisse, désabusée, être admirée, photographiée, dégradée, salie, fêtée, poignardée, fusillée, elle sera toujours là. Et l’éternité de ce sol pavé, foulé comme des milliers avant elle et des milliers après elle, procure à Albane une vague de chaleur interne puissante et un souffle nouveau. Des êtres naîtront, rêveront, crèveront, et la Seine continuera de cliver de ses eaux vertes et épaisses la ville en deux parties inégales, et la flèche de Notre-Dame continuera de déchiffrer le langage du ciel. Rien de tout cela ne changera, et cette immuabilité l’enveloppe et la sécurise. Comme leur ville, les Parisiens ne cesseront pas, indifférents, de marcher, de sortir, de consommer, de s’attabler en terrasse, de rire, de s’embrasser. Qu’est-ce qui pourrait les en empêcher quand les balles des kalachnikovs et les bombes ont échoué ?
En passant, il se plaît à entendre rire, le rire sans sa raison, le rire lui suffit, à observer les gens se frôler, raconter des histoires anodines comme on raconte un événement exceptionnel, écouter ces histoires les yeux écarquillés, la bouche entrouverte, dans une avidité un peu feinte, une bière à portée de main pour la soif des mots. Il ne voit plus qu’elles, ces filles aux cheveux lâchés qui devancent et forcent la main à la saison en portant des jupes courtes, sans collant, des nu-pieds dévoilant leurs ongles parfaitement vernis. Il caresse du regard cette chair anémiée par l’hiver et palpitante qu’elles offrent à voir. Il ne saurait dire s’il frissonne par contagion ou de désir. Elles, rient haut et follement, la tête renversée en arrière dans un mouvement un tantinet théâtral, et lui se délecte du spectacle de leur gorge blanche déployée dans cette lumière ressuscitée.
Combien de fois l’enfant qu’avait été Sebastian avait fait semblant d’être malade pour qu’elle vienne le chercher à l’école ? Peu de fois, en vérité, parce que son petit manège ne prenait pas avec elle. Son père les avait élevés à la dure, elle et son frère, dans sa campagne près de la frontière allemande, elle ne voulait pas d’une mauviette, d’un watje, comme elle disait. Le soir, elle lui laissait des surgelés à réchauffer et sortait sans jamais dire où elle allait, ne rentrant qu’au petit matin, quand elle rentrait. Ça vous fait sauter une enfance plus vite que les cases à la marelle, avait-il l’habitude de dire, les rares fois où il parlait de cette période de sa vie.
Depuis toutes ces années, elle a pardonné à son père ses maladresses et cette distance qu'elle préfère croire n'être que l'expression de sa pudeur. On ne peut donner ce que l'on n'a pas reçu, et d'après ce quelle sait de sa propre enfance, c'est-à-dire à peu près rien, à part des coups de ceinturon et des humiliations répétées. Elle se dit qu'au moins il n'a pas reproduit le pire avec elle.
Où vont mourir les émotions des premières fois?
Son cerveau est une pièce vide et blanche dans laquelle ses pensées nocturnes, aussi fines que des enveloppes, s'infiltrent puis se dilatent sous forme de masses énormes et rose chewing-gum, comme des Barbapapa, occupant tout l'espace libre.
Il paraît que le corps des souris peut faire ça, se déformer jusqu'à s'aplatir pour passer sous les portes.
Mais leurs caractères opposés façonnent des expressions si différentes sur leurs visages que la génétique à voulu similaires qu'ils finissent par ne plus du tout se ressembler.