Citations de Denis Thériault (75)
À une époque, il s'était envoyé des lettres, mais l'expérience l'avait déçu. Il avait cessé de s'écrire peu à peu, et ça ne lui manquait pas ; il ne s'ennuyait pas de lui-même.
Elle lui répondait par un tanka :
Nuit de canicule
peaux moites des draps
brûlent mon ventre et mes lèvres
Je vous cherche, je m'égare
je suis cette fleur éclose.
La mort de Grandpré ne suscita que peu d'émoi dans le quartier car on ne le connaissait guère. [...] C'était donc ainsi qu'on passait dans la vie, constata Bilodo : fortuitement, sans créer de remous, sans que perdure le sillage, comme une hirondelle traverse le ciel, et aussi vite était-on oublié que l'écureuil écrasé par mégarde sur la route.
Au fond le principe en était plutôt simple: le haïku visait la juxtaposition de l'immuable et de l'éphémère. Un bon haïku contenait idéalement une référence à la nature (kigo) ou à une réalité pas seulement humaine. (..)
L'art du haïku était celui de l'instantané, du détail. Il pouvait s'agir d'un fragment de vie, d'un souvenir, d'un rêve, mais c'était avant tout un poème concret en appelant aux sens et non aux idées. (p.65)
Ma voisine Aimée
jardine en robe fleurie
on l'arroserait
Fleur de votre chair
dont les doux pétales
dissimulent une perte
Sur la corde à linge
gèle la lessive
et grelottent les moineaux
Une fleur s'envole
des cheveux de la marchande
c'est un papillon
Lent courant du ciel
la débâcle des nuages
icebergs égarés
Le maître fidèle
se penche et ramasse
Qui tient vraiment la laisse ?
Existait-il réellement une possibilité de vie après la mort ou, mieux encore, avant?
(XYZ, p. 111)
Tourbillonnant comme l'eau
contre le rocher
le temps fait des boucles
Il n'est aucun lieu
ni nulle minute
où vous ne m'accompagniez
Avant votre poésie
j'ignorais que j'étais seule
L'écriture de Ségolène, c'était un parfum pour l’œil, un élixir, une ode, c'était une symphonie graphique, une apothéose, c'était beau à pleurer. Ayant lu quelque part que l'écriture était le reflet de l'âme, Bilodo concluait volontiers que celle de Ségolène devait être d'une pureté sans pareille. Si les anges écrivaient, c'était assurément ainsi.
L'océan lèche la grève
l'embrasse de son ressac
ainsi nos lèvres s'effleurent
se fuient et se frôlent
s'épousent enfin
(...) à la différence du haïku, poème bref qui s'adressait aux sens et s'intéressait à l'observation de la nature, le -tanka- se voulait lyrique, exquis, raffiné; il avait pour propos l'exploration de thèmes et de sentiments nobles tels que l'amour , la solitude, la mort, et se dédiait à l'expression d'émotions complexes. (...)
Une forme favorisant l'expression des sentiments. N'était-ce pas justement ce à quoi Bilodo aspirait ? Ne lui était-il pas arrivé de se sentir coincé aux entournures par les limites qu'imposait le haïku ? Franchement, n'en avait-il pas assez d'évoquer la météo, les petits oiseaux et les cordes à linge ? N'était-il pas temps d'envisager de plus grandes et belles choses, de faire éclater les coutures du vêtement trop étroit ? (p. 113)
Sur le lit mon chat ronronne
juste sous son nez
file la souris
(...) mais surtout il y avait des lettres d'amour. Car même en dehors de la Saint-Valentin, l'amour restait les plus commun des dénominateurs, le sujet qui ralliait la majorité des plumes. (p.19)
Goutte de pluie sur la feuille
pour la coccinelle
c'est un cataclysme
Il y avait deux ans que Bilodo interceptait ses lettres, et lorsqu'il en trouvait une en classant le courrier, il éprouvait toujours le même ébranlement, le même frisson sacré. Il glissait discrètement la lettre dans sa veste, et ce n'était qu'une fois seul sur la route qu'il la ressortait, la tournait et la retournait, palpant l'excitante promesse et laissant libre cours à son émotion. Certes, il aurait pu l'ouvrir l'ouvrir sur-le-champ et s'en repaître déjà, mais il préférait attendre ; ne s'accordant que le plaisir fugitif de respirer l'effluve d'orange qui imprégnait l'enveloppe, puis il la remettait bravement dans sa poche et, toute la journée, il la gardait contre son cœur, résistant à la tentation, prolongeant le plaisir de l'attente jusqu'au soir.