
"Juste en face, sur la côte d'Asie Mineure, des petites lumières clignotent. Juste en face, nous avons laissé des maisons bien rangées, des pécules sous clé, des couronnes de noces dans l'iconostase, des aïeux dans les cimetières. Nous avons laissé des enfants, des parents, des frères et des sœurs. Morts, mais sans tombe. Vivants mais sans toit Rêves hantés? Et dire que là, juste en face, hier encore, c'était notre patrie!
Dans la nuit , qui semble ne jamais vouloir finir, les silhouettes familières glissent une à une Les Kirlis, Chfket, Kérim effendi, Chrukru bey, Dali dayi, Edavié....Ils ne peuvent plus rien pour nous. Tout est perdu!
Gling, glang, le tintement sonore des grelots. Les pas nonchalants du chameau qui porte sur ses bosses les couffins et les besaces, les sacs de raisins secs, de figues, d'olives, les balles de coton et la soie, les jarres et les tonneaux, l'huile de rose, le raki, les trésors de l'Anatolie. Tout est fini!
Chamelier! Petit bêta, avec tes culottes bouffantes et ton œillet à l'oreille, arrête : ce n'est pas la peine que tu mettes ta main en porte-voix ; ta chanson triste n'arrive plus jusqu'à notre cœur. [...]
On est devenu des brutes. On a sorti les couteaux et on s'est tailladé le cœur. Pour rien."
Si le paradis existe, Kirkitzé, notre village, en était un petit coin. Nous vivions auprès de Dieu, tout là-haut dans les montagnes couvertes de forêts touffues; devant nous s'étendait à perte de vue la plaine fertile d'Ephèse qui était à nous tout entière jusqu'à la mer, à des heures et des heures de marche, remplie de figuiers, d'oliviers, de champs de tabac, de coton, de blé, de maïs et de sésame.