Zulma a 30 ans / Entretien improbable avec
Elena Balzamo / Éditions Zulma
Quoi qu'il en fût, l'époque avait eu raison de ses penchants : cet homme, orateur et interlocuteur par la grâce de Dieu, ne parlait pas des choses les plus intéressantes - l'histoire et la politique.
Pire : il n'a jamais rien écrit. Pas de souvenirs, même fragmentaires, pas de réflexions couchées sur le papier. Cela aussi, on peut le comprendre : si parler de certains sujets était dangereux, écrire pouvait se révéler fatal. Avec un passé carcéral comme le sien, il valait mieux ne courir aucun risque. Mais il y avait autre chose : l'homme qui "n'a rien écrit" avait en réalité passé son temps à écrire...des lettres.
Et tel le cours d'un fleuve, la rude époque
avait changé ma vie. Qui désormais avait un autre lit
et d'autres rives...
Ces vers d'Anna Akhmatova s'appliquent à des millions de destins, et celui de ma grand-mère, si fantasmagorique qu'il paraisse, n'avait rien d'extraordinaire. Une enfance heureuse dans une famille aisée - ce qui explique sans doute pourquoi elle en parlait peu : moins on évoquait ses origines "bourgeoises" dans la Russie soviétique, moins on risquait d'en pâtir.
La peur a de gros yeux.
Proverbe russe
Dans un pays de pénurie endémique comme l'URSS, les livres - les vrais, et non la camelote qui ornait les rayons des librairies d'état et dont personne ne voulait - étaient une denrée rare. Ils faisaient l'objet d'un trafic juteux et ils s'écoulaient sous le manteau - "sous le comptoir", selon l'expression russe.
Mais l'impression - ou l'illusion - selon laquelle il existait un milieu où l'on pensait "autrement" était importante : elle favorisait l'émergence d'un espace de liberté mentale, amorcée grâce à l'école.
La littérature est la seule forme de garantie morale dont dispose la société.
En tout cas, nul ne pouvait obtenir son diplôme sans avoir préalablement signé un contrat d'embauche (d'attribution) qui le liait à son emploi pendant trois ans. Ce système, qui permettait d'afficher un chômage zéro, se conciliait bien avec le principe de l'économie planifiée.
Après cette arrestation eut lieu le mémorable échange entre ma grand-mère et le juge d'instruction.
- Pourquoi cet acharnement ? lui demanda-t-elle. Pensez-vous vraiment qu'après tant d'années de prison, de camp, de relégation, les gens comme moi peuvent encore représenter un danger pour l'Etat ?
- Un danger, non, lui répondit placidement le juge. Mais les gens de votre espèce ont une mémoire, et c'est de cela que nous ne voulons pas !
Qu'il pût y avoir - en Occident ! - des personnes qui, sans être des débiles mentaux et ayant accès à toutes les informations, avaient des convictions communistes, je n'arrivais pas à le comprendre, cela me dépassait.
"Plus proche que votre famille, plus cher, je n'ai rien..."La correspondance avec chacun de nous lui permit de goûter à une existence qu'il n'avait jamais eu, de vivre une vie qui aurait pu être la sienne. Une vie par correspondance ?