Payot - Marque Page - Eric Hoesli - L'épopée sibérienne
Les rêves ne s'éteignent jamais, ils s'estompent seulement et rejaillissent avec la même force dès que les temps s'y prêtent.
Quand la censure opère, plus aucune information n'est fiable, et tout devient imaginable : c'est l'habituelle rançon du contrôle de l'information, un prix que la Russie paie à plusieurs reprises dans son histoire.
Pendant longtemps la Sibérie carcérale n'est qu'une notion vague et diffuse. La Sibérie, dans la tête des tsars punisseurs, commence là où la Russie finit. La Sibérie, c'est la dernière frontière connue.
Alors que la conquête des Amériques se fera contre les autochtones et souvent au prix de leur disparition, l'expansion russe ne cause pas les mêmes ravages démographiques. Les recherches contemporaines estiment le plus souvent qu'à l'aube du XVIIe siècle le nombre d'autochtones devait être proche de trois cent mille dans cette partie du monde. En 1900, ils sont huit cent mille a être recensés dans la Sibérie des tsars, alors que durant la même période le nombre d'Indiens d'Amérique du Nord est passé de trois millions à trois cent mille.
Selon ses recherches, les pertes relatives des peuples déportés s'élevaient, au mois d'octobre 1945, à 25.5 % pour les Ingouches, 29.6 % pour les Tchétchènes, 33.6 % pour les Karatchaïs, 33.8 % pour les Balkars et 43.6 % pour les Kalmykes.
Le pouvoir stalinien donnera cependant à cette entreprise inhumaine un caractère industriel inédit : il ne s'agira plus en effet de profiter "seulement" du travail des prisonniers en les affectant aux régions et aux tâches les plus difficiles mais on finira par en arrêter et en condamner autant que nécessaire pour assouvir les besoins en travail forcé. Dit sommairement, ce ne sera plus "tu es esclave de l'Etat parce que tu as été arrêté par l'Etat", mais "tu es arrêté par l'Etat parce qu'il a besoin d'esclaves."
Les livres, si chers à Anika et à ses fils, sont rassemblés dans plusieurs pièces qui forment l'une des plus riches bibliothèques de Russie. Pas moins de deux mille cinq cent ouvrages y sont conservés par l'aïeul et ses fils, et, pour sacrifier au goût de la lecture, l'un des loisirs de prédilection, une petite bibliothèque de voyage de vingt à vingt-cinq livres accompagnent les marchands dans leurs perpétuels et longs déplacements.
Découvrez l'Amérique et revenez ici! Personne, même pas Béring, ne peut alors imaginer l'ampleur de la tâche et des distances à parcourir. Onze mille kilomètres de Pétersbourg, au Kamchatka où un port et des navires doivent être construits pour l'occasion! Et depuis là, une étendue d'eaux inconnues de quatre mille kilomètres environ les séparerait de la côte sud-ouest de l'actuelle Alaska. C'est le double de la distance parcourue par Colomb pour gagner l'Amérique. Il faut ensuite tenter de regagner le palais impérial à Pétersbourg. Revenez, ordre du tsar.
Si le continent presque entièrement inconnu qui se cache derrière la "Ceinture de pierre" attire aussi irrésistiblement les Stroganov ou leur souverain, l'ambition territoriale ou le seul désir d'expansion n'y sont pour rien. C'est que la terre de Sibérie évoque immanquablement dans les esprits de l'époque ce que les Russes nomment la "fripe douce et précieuse", la fourrure.
Nous sommes au coeur de la Grande Terreur et chacun sait ce que cela veut dire : l'un des collègues arrêtés, sous la torture, finira par donner un nom, le vôtre peut-être, et tenter d'apaiser ainsi le bourreau qui veut compléter son quota de saboteurs, d'espions et d'ennemis de la révolution s'il veut éviter de devenir lui-même suspect.