Payot - Marque Page - Jérôme Chantreau - Bélhazar
je suis allé dans les bois et j'ai demandé son avis à la forêt. Ma mère faisait cela. Elle ne rentrait jamais sans un bout de branche allégorique, une poignée de châtaignes et une décision. Quelquefois totalement absurde. Elle connaissait les habitants des taillis et savait interpréter le vent dans les houppiers. Je suis allé sur ses traces et j'ai entendu le silence. La chose que j'ai comprise, c'est que les arbres sont pleins et que je suis creux. (p. 111-112)

Yann fait une nouvelle pause pour laisser retomber les souvenirs comme la poussière d'un plumeau. Le silence ici ne gêne personne. Je le vois sourire en regardant son verre. À quoi pense-t-il ? Cherche-t-il à retrouver le fil de son histoire ou bien est-il en train d'en inventer un nouveau chapitre ? Qu'importe. Qu'est-ce que c'est que cette chose-là, la vérité, s'agissant de nos vies ?
La vérité d'un enfant, c'est une création, celle d'un couple, le résultat d'une négociation, celle d'un vieillard, un peu d'écume au bord de la mémoire. Je ne vais pas faire une enquête pour savoir si le vieux Jaouen a piloté une Bugatti ou posé son biplan sur Chausey. Je l'al dit, je suis un piètre detective. Ce qui m'intéresse, et je le comprends en me resservant moi-même un verre de Rlcqlès, c'est leur folklore. Invention ou vérité, cela n'a aucune importance. Ce qui compte c'est la façon dont on se raconte. Ce que je cherche, c'est le carrousel d'images qui tournait dans la tête de Bélhazar.
La journée s’écoule au ralenti. La fenêtre donne sur le jardin et, plus loin, sur les champs jusqu’en lisière de bois : le cri d’un corbeau dans l’air froid, la plainte enrouée d’un pigeon, celle d’un chien de ferme au bout de sa chaîne. Tout est multiplié par cet engourdissement de mon cerveau. Oui… Comme un rhume de l’enfance… (p. 69)
— Oui, j'ai vécu auprès de lui comme aux côtés d'un personnage, je ne peux pas dire mieux, unique. Tous les parents disent cela. Mais Bélhazar était unique d'une autre façon. Presque étranger. D'ailleurs, je ne l'ai jamais appelé «Mon fils », parce que je déteste cette façon de s'approprier quelqu'un. Je suis bien son père, hein ! Il n’y a aucun doute là-dessus, et j'en tire une immense fîerté. Mais j'ai toujours eu l'impression qu'il ne m'appartenait pas, qu'il était là pour quelque chose qui nous dépassait, que la seule chose que j'avais à faire, avec lui, la plus urgente, c'était de profiter de la chance que j'avais de vivre à ses côtés. Un bonhomme comme lui, c'est pas tous les jours qu'on en rencontre. Les gens s'ennuient souvent quand ils passent du temps avec leurs enfants. Moi, j'étais fasciné. Et f en ai profité, crois-moi. C'est pourquoi je peux dire qu'aujourd'hui, je n'ai aucun regret.
Presque une semaine déjà que je suis ici. Tout est lent, autour de moi, sauf le temps qui passe à toute allure. J'ai retrouvé le goût de l'aube. Cette pureté de l'air qui dessine toute chose. Ce matin, je suis allé défendre un lilas qui était colonisé par les rejets d'un merisier. Il en poussait de partout et les longues tiges des surgeons éventraient le bouquet aux senteurs si subtiles. Les fleurs bleues du lilas se mêlaient à celles blanches du merisier. C'était un duel parfumé. Encore une année, peut-être deux, et le lilas serait étouffé. J'ai donc attaqué le merisier au couteau dentelé d'élagueur. Je n'aime pas les êtres qui colonisent. J'ai rasé toutes ses repousses et enlevé quelques branches dominantes. Le lilas m'a remercié en projetant dans mes narines des volutes printanières.
Le coma a duré cinq jours. Les médecins lui donnaient cinq pour cent de chances de se réveiller sans séquelles. Quand il rouvre les yeux, il demande à voir sa petite amie. On ne sait pas comment la joindre, il donne son numéro, dont il se souvient. L’infirmière sourit.
Dans les faits, Bélhazar posait cette équation insoluble de faire entrer l’imaginaire d’un enfant dans les critères de l’Éducation nationale. C’est impossible.
Je mets un disque de Whitney Houston. Bientôt la chanson devient une pâte qui s'enroule en spirale autour de la voix. Elle monte, corne d'abondance vers le ciel, projetée depuis la gorge de la chanteuse, elle s'incline avant de disparaître dans l'obscurité et se courbe vers moi. L'intérieur de sa cavité est la gueule d'un animal subaquatique prêt à m'engloutir. Au fond, j'aperçois une grotte telle qu'on en voit dans les romans de Jules Verne. A l'intérieur se trouve une mer qui roule des flots tempétueux surplombés d'une rage électrique. C'est une eau antédiluvienne où se croisent les coecanthes et les placodermes. Ils ont le regard aveugle des origines.
L'activité professionnelle de notre mère, ce pour quoi elle avait abandonné sa vie parisienne, se résumait à regarder pousser les arbres et à décider lequel tomberait en premier. Rien de moins urgent qu'une forêt. On peut se donner l'illusion qu'elle a besoin de nous pour pousser droit, mais, à la vérité, elle attend que nous soyons partis, que toute trace humaine ait été effacée pour reprendre sa croissance libre et primitive.
Après leur départ, nous évoquons ce couple qui n’en est plus un, mais qui voyage ensemble. Ce sont des choses qui nous interpellent parce que cela ne va pas très fort de notre côté. Que laisse-t-on sur la table au moment de partir ? Comment la vie continue-t-elle, après la séparation ? Yann me dira cent fois que leur union a volé en éclats le jour où la maison de famille a été vendue. Je veux bien le croire. On sous-estime le poids des choses matérielles. On pense pouvoir changer d'habitatlon comme de chaussettes, mais nous sommes des lieux, bien plus que des instants. Ce qui reste d'un couple, c'est la maison de vacances avec la treille et le tilleul, c'est le vieux lit qui grince à l'étage et la chambre en toile de Jouy, dont on fermait les fenêtres pour se retrouver. Le vrai divorce, c'est avec les objets.