Par l'autrice & Marianne Denicourt
Festival Paris en toutes lettres
« Quand j'ai rencontré l'écrivain qui allait devenir mon mari, j'ai cru à une vie possible. Malgré l'ambiguïté de nos rapports mêlant intimement séduction et littérature, l'amour fou existait. Puis tout a basculé. L'inspiration est devenue transgression, jusqu'à rendre la famille dysfonctionnelle. Pendant des mois, j'ai voulu m'échapper, en vain.
Mon histoire est celle d'une femme mariée en proie à l'emprise. La descente aux enfers que j'ai vécue, je devais l'écrire pour qu'émerge la vérité. »
E. Ionesco
À lire Eva Ionesco, La bague au doigt, Robert Laffont, 2023.
Son : Axel Bigot
Lumière : Patrick Clitus assisté de Hannah Droulin
Direction technique : Guillaume Parra
Captation : Claire Jarlan
+ Lire la suite
L'atelier se trouvait dans une vieille fabrique de biscuits, au fond d'une cour pavée toute de guingois. Sur les murs étaient collées de vieilles affiches jaunies datant de la Commune de Paris, des appels du peuple français au nom de la République. Lorsqu'on pénétrait dans l'usine, l'odeur des années passées vous soulevait le cœur à vous vomir dessus, un mélange de poussière, d'huile, de peinture, de vieux bois, de boîtes de conserve chauffées, de brasero, de ketchup, d'encens, de tissu trempé, de vieux papiers, de colle forte, d'urine. Je n'étais jamais allée chez son peintre.
« Je me suis avancée la fleur coincée entre les jambes jusqu’aux fenêtres obstruées. Je me suis vue dans les miroirs, en face de moi, au-dessus de son lit, je ne m’aimais pas. Irène ne voulait pas que je mette le soutien-gorge mais que je reste toute nue avec les bas d’Alice […]
– Pas mal, tu sais y faire toi quand tu veux ! »
À l’appartement, Simon me questionnait sans relâche, dans ces séances-performances, il m’imposa de visionner Moi, Christiane F. sur ma table de travail, puis me questionna sur ma mère : avais-je couché avec elle ? et jusqu’où était-elle allée ? m’avait-elle prostituée ? Soudain, j’avais le vague à l’âme, de celui qu’on encaisse avec un salaud, quelque chose ne tournait pas rond, je calais, mais remplie de toutes les inquiétudes sur notre avenir je me tus, le feu aux joues.
Puisque peindre c’est un jeu. Puisque peindre c’est accorder ou désaccorder des couleurs. Puisque peindre c’est appliquer (consciemment ou non) des règles de composition. Puisque peindre c’est valoriser le geste. Puisque peindre c’est représenter l’extérieur (ou l’interpréter, ou se l’approprier, ou le contester, ou le présenter). Puisque peindre c’est proposer un tremplin pour l’imagination. Puisque peindre c’est illustrer l’intériorité. Puisque peindre c’est une justification. Puisque peindre sert à quelque chose. Puisque peindre c’est peindre en fonction de l’esthétisme, des fleurs, des femmes, de l’érotisme, de l’environnement quotidien, de l’art, de dada, de la psychanalyse, de la guerre au Viet-Nam. NOUS NE SOMMES PAS PEINTRES.
Je ne pouvais m'empêcher de repenser à la journée passée avec ma mère. J'aurais préféré qu'elle soit plus douce et agréable et je ne comprenais toujours pas pourquoi elle avait été si brutale ni pourquoi elle m'avait abandonnée avec une couronne de princesse dans un taxi sans jamais me téléphoner ni de New-York ni du Mexique ni de nulle part. Allongée le nez dans mon pot de pâte à modeler, en frottant ma main sur l'impression plastifiée de mon tee-shirt représentant un chien, il m'est parvenu un message prémonitoire, "méfie-toi d'elle", "c'est une méchante femme".
Irène aussi avait bourlingué, au Maroc pour faire du cabaret devant des salles pleines de légionnaires et en Afrique noire où elle a suivi une mission d'aventuriers, des chasseurs de caïmans, des tueurs de panthères, son amoureux était exploitant en bois précieux mais malheureusement elle a attrapé la dengue et le palu et puis tous les gars de la mission ont trouvé une mort brutale. Elle a même failli mourir dans l'avion qui l'a rapatriée en France.
_ Mon beau légionnaire aux yeux verts, je t'aime!
_ Moi aussi...
_ Montre-moi des photos de toi jeune...
Elle m'a regardée, elle s'est mise à danser et à chanter: " La mort est une fête, la mort est une fête, ah ah ah!", puis elle s'est accroupie vite fait sur le tapis de laine blanche et m'a encore photographiée.
- J'ai volé des crucifix dans le cimetière, si je me fais piquer, c'est grave, tu crois?
Je ne savais pas quoi répondre.
Difficile de savoir depuis combien de temps nous ne vivons plus avec lui. Papa n’est pas dans la maison et pourtant nous nous sommes baignés ensemble dans la mer. Il a acheté cette maison, elle est à lui. Je ne sais plus comment cette information m’est arrivée. J’ai un souvenir plus exact d’Œdipe roi, lorsque le jeune garçon part sur les chemins pour aller consulter l’oracle de Delphes, afin de savoir si ses parents sont bien ses vrais parents. L’oracle ne répond pas à sa question mais lui répète ce qu’il lui a déjà dit : qu’il tuerait son père. J’ai revu le film de Pasolini, les pas du jeune homme sur la terre, lui aussi traverse des nuages de poussière.
J'ai quitté San Francisco de nuit. Nous avons glissé avec la Cadillac le long des avenues victoriennes, nous sommes passés devant le parc où se trouvait mon poney, nous avons pris le Golden Gate Bridge. Margareth avait l'air saoule parce qu'elle était triste, elle pleurait derrière ses lunettes noires et Arnold lui tenait gentiment la main. Je ne l'ai jamais revue, elle s'est suicidée en 1976 la tête dans le four à gaz et Arnold a quitté San Francisco, c'était l'année de mes onze ans, la même année où ont éclaté tous ces scandales érotiques avec moi, ces films pornographiques et toutes ces photographies dénudées où j'avais l'air d'être l'enfant du diable.
À chaque fois que je vois Maurice Ronet dans Le Feu follet, le film de Louis Malle, je pense à papa. Une promenade vers le suicide, une balle en plein cœur mais ce jour-là mon père n’a pas encore décidé de mourir. Je flanche, des indices me parviendront tout le long de ma vie pour me dire, c’est un meurtre, pas un suicide. Des gens dont je ne connais ni le visage ni l’identité l’ont tué. J’ai peut-être, durant toutes ces années, totalement divagué ou perdu la tête, je ne sais pas. Mon éloignement forcé, la tristesse de sa vie sentimentale, les dettes, l’usure, les déplacements, la boisson, les mauvaises fréquentations, un règlement de compte, mais qui ?