Plongée éprouvante dans l'enfance d'
Eva Ionesco, modèle et "muse" durant une dizaine d'années de sa mère, la photographe
Irina Ionesco, qu'Eva appelle Irène.
Tout est malsain, dans cette relation mère-fille.
La petite Eva est dès sa naissance un objet appartenant à sa mère seule, qui empêche son père de la reconnaître tout comme elle l'empêchera autant que possible de la voir après leur séparation.
Faire-valoir, modèle forcément soumis, source de revenus appréciables, Eva ne peut que suivre, faute d'alternative et d'adultes conséquents autour d'elle.
L'attitude de sa mère, avec cette petite chose qui est sa propriété, entraîne l'attitude de leur entourage : Eva, à 4, 6, 7 ou 8 ans, est un objet sur lequel se projettent fantasmes et désirs pédopornographiques. Parfois, Irina dit même qu'elle peut la prêter, ou bien que cette fois-ci elle ne la prêtera pas.
Le fil rouge qui court derrière les séances photo et les chantages d'une mère imperméable à tout ce qui ne la concerne pas directement, c'est l'absence du père d'Eva.
Il n'a pas pu/su s'imposer, et n'a pas eu de levier légal pour faire valoir ses droits de père.
Il y aura peu de fois où il pourra voir sa fille, et jamais sans Irina.
La petite se construit autant dans cette absence béante que dans l'image que sa mère projette de son corps dans des mises en scène perverses.
On pourra gloser sur les qualités littéraires de ce témoignage, que j'ai trouvé pour ma part d'une grande force.
Eva Ionesco dit sans détour comment le quotidien qui entoure un enfant constitue la norme, quelle qu'en soit la folie destructrice.
Il n'y a rien à sauver de cette mère perverse dans les pages d'
Innocence.
Eva Ionesco écrit d'une traite, en vrac, tout sort à longs traits brûlants de cette relation toxique et de l'absence du père, qu'Irina qualifie de nazi quand ça l'arrange ou quand sa fille l'agace.
Elle se réapproprie pleinement cette enfance volée, son corps chosifié et ses souhaits de petite fille, avoir des bottillons pailletés genre Magicien d'Oz, se maquiller pour paraître 10 ans alors qu'elle en a 8, arrêter les séances photos, voir son père, parader dans un boléro de duvet de cygne rose pâle, ne pas connaître les limites auxquels les autres sont soumis, retrouver la machine Astroflash dans une galerie des Champs Elysées où son père avait tiré son thème astral, fumer les pétards que sa mère sème, arrêter les séances photos, ne plus être ce corps sur papier glacé que sa mère vend un peu partout dans le monde et jusqu'à Playboy, boire ce qui lui tombe sous la main, voir son père, ne plus être ce corps que tout le monde se permet de commenter, trouver par elle-même comment se protéger, arrêter les séances photos, être ce corps hypersexué dans les vêtements et le maquillage pour faire enrager les femmes, jeunes filles, filles, ne plus aller à l'école où on la traite de "pute à sa maman", voler dans les magasins, arrêter les séances photos, arrêter les séances photos, arrêter les séances photos, voir son père, voir son père, voir son père.
Innocence s'arrête lorsque sa mère dit à Eva que son père est mort deux ans auparavant.
La quête du père, elle, cessera de nombreuses années plus tard après des recherches que fera
Eva Ionesco pour en apprendre davantage à son sujet.
Lecture pénible, j'ai dû m'interrompre à plusieurs reprises pour reprendre mon élan, au bord de la nausée ou remplie d'une colère aveuglante.
D'aucuns pourraient encore se planquer derrière "autre temps autres moeurs" et "c'étaient les années 70" pour minimiser ce qu'a subi
Eva Ionesco et banaliser son sort. Bien sûr, bien des parents à l'époque croyaient pouvoir encore disposer corps et âme de leurs enfants comme ils l'entendaient (je ne suis pas sûre que les temps aient tant changé depuis…).
Mais en quoi le fait d'être dans une hyperbole malsaine de la "norme" à l'instant T peut excuser ce que cette femme a fait subir à son enfant ? Il n'y a pas d'excuse qui tienne dans la maltraitance, quelles qu'en soient les formes.
Le livre ne le dit pas, mais le chemin a dû être très difficile pour sortir de ce cauchemar, trouver son équilibre sur les décombres et se construire une vie.
Aller contre ce que sa mère lui assenait quand elle avait 7 ou 8 ans: "Si tu pouvais rester comme ça toute ta vie… un jour tu vas grandir, quel dommage, c'est maintenant que tu es intéressante, si tu savais !"
A la lire,
Eva Ionesco semble y être parvenue, chapeau.