AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Critiques de Frans Masereel (15)
Classer par:   Titre   Date   Les plus appréciées
Idée

Ce n’est pas la première fois que le graveur belge fait de la littérature à coup de burin.

-

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, présentant la particularité d’être narrée sans texte, ni mot. Sa première édition date de 1920. Il a été réalisé par Frans Masereel, pour le scénario et les dessins, par le procédé de gravure sur bois. Il s’ouvre avec une préface de deux pages, écrite par Lola Lafon, écrivaine, chanteuse, compositrice et une féministe libertaire. Il se termine avec une postface de sept pages, rédigée par Samuel Dégardin, intitulée Un cinéma de papier, constituée de Donner suite (la situation de l’auteur quand il réalise ce récit), Fiat lux (un résumé succinct de l’histoire et l’utilisation de la simultanéité dans une même image), Semer à tout vent (la publication en France puis en Allemagne de l’ouvrage), L’instant critique (la réaction de Romain Rolland, Paul Colin, Pierre Jean, Luc Durtain), Sur vos écrans (l’adaptation en dessin animée par l’auteur et le réalisateur tchèque Berthold Bartosch, avec une bande originale d’Arthur Honegger). Vient ensuite une biographie chronologique de quatre pages. Il s’agit du quatrième roman graphique, à raison d’une case par page, sans texte, de cet auteur publié par cet éditeur, après 25 images de la passion d'un homme (1918), Mon livre d'heures (1919, 165 bois gravés et 2 frontispices), Le soleil (1919, soixante-trois bois).



L’auteur est installé à sa table de travail dépourvue de tout outil, un regard courroucé excédé par sa page blanche. Soudain un éclair semble lui traverser l’esprit, son corps se raidissant, et il jette ses bras en l’air. Une Idée sort de son esprit, sous la forme d’une jeune femme nue d’une vingtaine de centimètres de hauteur. L’auteur la prend dans ses mains et elle se tient debout sur sa table de travail, alors qu’il rayonne de contentement. Tellement touché, il la serre tendrement dans ses bras, rasséréné par la simple existence de cette Idée. Une fois sa sérénité revenue, il la repose sur sa table de travail et il joint les mains devant en elle en sienne de remerciement. En retour, elle lui fait un signe de la main droite. Il prend alors une enveloppe et elle y prend place, toujours nue. L’auteur ferme l’enveloppe, pleure de soulagement ou de contentement, et il remet l’enveloppe maintenant scellée à un messager.



L’employé du service postal avance dans la rue, tenant la lettre à la main, celle-ci irradiant, attisant la curiosité des passants, certains se prosternant même à son passage. L’enveloppe, irradiant toujours, est déposée sur une table devant un homme curieux, dans une pièce bondée d’hommes tous aussi impatients de savoir ce qu’elle recèle. La jeune femme, l’Idée, sort de l’enveloppe de sa propre volonté, semant la panique parmi les personnes présentes, effrayées par cette apparition. Elle s’assoit sur le rebord de la table, les jambes dans le vide, alors que derrière elle deux hommes s’approchent en tenant devant eux une grande pièce de tissu rectangulaire. Les autres ont retrouvé un semblant de courage et les regardent faire.



Avec ce tome, Frans Masereel continue dans la veine conceptuelle : cette fois-ci, l’auteur n’est pas le personnage principal de son histoire, mais une idée qui lui est venue, ou qu’il a engendrée. Elle s’incarne littéralement dans le corps bien proportionné d’une femme mais présentant une taille plus petite que la normale. Elle est le plus souvent dans le plus simple appareil : une des facettes de cette métaphore, l’idée ne pouvant pas être atténuée ou travestie par un vêtement, sa force étant trop intense pour pouvoir être diminuée ou masquée. Elle n’est vêtue que dans treize illustrations et elle apparaît véritablement obscène quand elle relève le bas de sa robe pour révéler son pubis dans quatre autres planches, alors que sa nudité ne comporte ni érotisme ni pornographie quand elle est totale. C’est Idée ne se montre ni aguicheuse, séductrice, mais sa vérité nue attire l’attention, fascine les hommes autour d’elle. D’ailleurs le lecteur finit par remarquer qu’elle ne rencontre que des hommes, jamais de femme, sans qu’il soit possible de déterminer pour quelle raison. Il s’agit forcément d’un choix fait sciemment, sans que la motivation n’apparaisse clairement. Il n’y a pas de concupiscence hypocrite ou malsaine, mais c’est une histoire d’hommes, sauf pour l’idée qui est une femme.



S’il a déjà lu un ouvrage de Frans Masereel, le lecteur retrouve tout ce qui en fait la spécificité et la force graphique. Une histoire racontée à raison d’une image par page, sans aucun mot. Ce créateur réalise d’abord chaque image de manière traditionnelle sous la forme d’un dessin préparatoire détaillé à l’encre de Chine, sur une feuille de papier. Puis, il reproduit cette image en la gravant sur un bloc d’une épaisseur de vingt-trois millimètres environ, du poirier très dur et séché pendant plusieurs années, ce qui permet aux gravures d’être tirées aussi bien sur une presse mécanique que sur une presse à bras. Généralement il grave ses blocs des deux côtés. Dans un premier temps, il noircit entièrement la face à travailler, puis il dessine un tracé blanc plus ou moins précis selon la complexité de la composition. Enfin, à l’aide d’un burin, d’une gouge, d’un couteau ou de petits instruments de métal, il commence le travail de xylographie. Le dessin gravé est l’image inversée de celle dessinée, l’artiste vérifiant la correspondance au fur et à mesure, avec un miroir. Cela aboutit à des images aux traits de contour assez épais, avec des aplats de noir consistants aux formes complexes, des cases avec une répartition entre surfaces de blanc et surfaces de noir en proportion variable. La qualité de la reprographie dans cette édition est impeccable, sans aucune sorte de bavure ou de contour un peu boueux.



S’il n’en a pas pris conscience par lui-même, le lecteur découvre dans les commentaires du dossier réalisé par Samuel Dégardin que pour la première fois l’artiste a commencé à réunir dans un même bois, en une seule image, différents personnages, différentes situations et même des idées différentes. Cela ne saute pas forcément aux yeux de prime abord. En y prêtant une attention particulière, le lecteur habitué aux bandes dessinées repère des cases correspondant à cette spécification. Par exemple, dans le vingt-troisième bois, il voit effectivement Idée revêtue d’une simple robe blanche marcher dans la rue, avec son halo étoilé autour de la tête, un groupe de trois hommes en train de discuter sur le trottoir d’en face sans faire attention à elle, un homme assis à sa table de travail visible par la fenêtre, et en arrière-plan un groupe d’une demi-douzaine de personnes en train de faire la fête, il y a bien différents personnages, différentes situations et différentes idées (l’Idée délaissée, la joie de la fête, la solitude de l’individu, la familiarité du quotidien). Dans le trentième bois, l’Idée est représentée deux fois, ce qui correspond à deux moments successifs : quand elle dit au revoir à un prisonnier et quand elle se met devant lui alors qu’il est attaché au poteau d’exécution avec un bandeau sur les yeux. Pour le reste, les caractéristiques graphiques restent identiques : des traits de contour assez épais, une représentation simplifiée parfois proche de l’art naïf, un niveau de détails assez élevé, une forte densité d’informations visuelles, sauf quand l’artiste joue sur la symbolique comme dans la séquence d’ouverture avec le corps de l’auteur irradiant littéralement. Le ratio entre espaces noirs et espaces blancs est en faveur des premiers donnant une sensation de poids, de forte consistance à chaque illustration.



Le récit se déroule de manière linéaire : l’auteur ou le créateur en panne sèche voit l’inspiration le frapper sous la forme métaphorique d’un éclair, une Idée apparaît sous la forme d’une femme nue, et elle se propage dans la nature, passant par différents stades. Le lecteur peut approcher ce récit comme une métaphore sur la création : une fois que l’idée est exprimée par un créateur (ou peut-être une fois qu’elle s’exprime par lui), elle devient autonome et se répand sans que l’auteur n’y puisse rien. Elle commence par être accueillie par la peur de la nouveauté chez ceux qui la reçoivent, par être rejetée, parée d’habits classiques pour neutraliser tout ce qu’elle a d’innovant, pour circonscrire toute possibilité de changement, ou tout risque de changement. Elle se révèle dans toute sa crudité. Elle s’incruste dans quelques individus qui sont à leur tour rejetés par la société normative et réactionnaire. Par différents mécanismes, elle continue de faire son chemin, puis elle se reproduit et se diffuse. Des décennies avant que le concept ne soit formulé, Masereel illustre le développement autonome d’un mème et sa capacité à grandir comme un organisme vivant, la création ayant échappé à son auteur, ayant été interprétée par ceux qui l’ont reçu, avec crainte, avec des faux sens et des contre-sens. Le lecteur peut également approcher ce récit comme une métaphore de la diffusion de la connaissance, voire de la vérité. Les individus peuvent toujours essayer de l’étouffer, de la rejeter, de la travestir, de l’annihiler par tous les moyens imaginables, elle finira toujours par resurgir et s’imposer. Jusqu’à son sort ultime, dans une séquence finale où le pragmatisme triomphe, et aussi une forme cynisme très moderne mêlant l’issue de chaque forme de vie au phénomène de flux.



Un roman graphique d’une force visuelle épatante, qui ne fait pas son âge, pour un propos à la fois très incarné, à la fois conceptuel sur la naissance, la vie et la mort d’une idée. La narration visuelle de Frans Masereel reste limpide après toutes ces décennies écoulées, le lecteur comprenant immédiatement chaque image, chaque lien logique de l’une à l’autre, l‘histoire étant parfaitement intelligible, sans risque d’interprétation. Le propos est ambitieux, à la fois sous l’angle de la création d’une œuvre qui se propage de manière autonome, à la fois sous l’angle d’une vérité qui s’impose quelles que soient les efforts déployés pour s’y opposer ou pour la dévoyer. Limpide et implacable.
Commenter  J’apprécie          290
Le soleil

Masereel ouvre à son tour les fenêtres de son atelier pour laisser passer la lumière.

-

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, présentant la particularité d’être narrée sans texte, ni mot. Sa première édition date de 1919. Il a été réalisé par Frans Masereel, pour le scénario et les dessins, par le procédé de gravure sur bois. Il s’ouvre avec une préface de trois pages, écrite par Blexbolex (pseudonyme de Bernard Granger), accompagnée par une illustration pleine page de sa main. Il se termine avec une postface de six pages, rédigée par Samuel Dégardin, intitulée Fiat Lux, constituée de Ombres et lumière (sur la situation personnelle de l’auteur à ce moment-là de sa vie), Prométhée (le symbole du soleil dans la culture), Tout feu tout flamme (les éléments du récit), Les feux de la critique (les réactions de Romain Rolland, romancier 1866-1944, de Frédéric Gutrel, journaliste, Claude-Roger Marx, journaliste, Pierre-Jean Jouve, journaliste). Vient ensuite un article d’une page de Martin de Halleux (dessins préparatoires) accompagné de deux dessins préparatoires, et une biographie chronologique de quatre pages. Il s’agit du troisième roman graphique, à raison d’une case par page, sans texte, de cet auteur, après 25 images de la passion d’un homme (1918), Mon livre d’heures (1919, 165 bois gravés et 2 frontispices).



L’artiste est assis à sa table de travail, la fenêtre grande ouverte devant lui, le soleil brillant haut dans le ciel. Il est courbé sur sa chaise, immobile, se tenant la tête dont le front repose sur sa main droite, un crayon dans la main gauche. Il s’assoupit tranquillement, posant sa tête sur ses deux bras croisés allongés sur sa table de travail. Son esprit prend la forme d’un avatar de sa forme physique en miniature, avançant sur la table vers la fenêtre ouverte, comme pour se rapprocher du soleil. L’avatar passe par la fenêtre, chutant vers le sol, tout en grandissant pour atteindre une taille humaine, alors que le soleil brille toujours haut dans le ciel, indifférent. L’avatar ressemble maintenant en tout point à l’artiste y compris en taille, et il se retrouve cul par terre au milieu de la rue en bas de l’immeuble, quelques personnes l’entourant pour vérifier qu’il va bien. Une femme torse nu contemple la scène depuis sa fenêtre. Les façades des immeubles occupent tout l’espace, seul une toute petite portion du soleil peut être aperçue au-dessus du sommet d’un immeuble.



L’avatar s’est mis debout, les gens autour de lui le considérant comme un être humain normal. Le bras tendu, il désigne du doigt, le soleil haut dans le ciel. Il décide d’essayer d’atteindre l’astre : pour se faire, il pénètre dans un immeuble et s’élance dans l’escalier pour monter à sa hauteur, plusieurs badauds lui emboîtant le pas. Il parvient au sommet de l’immeuble et sort sur le toit par une lucarne, toujours accompagné par quatre autres hommes. Il comprend qu’il ne peut pas atteindre le soleil par ce moyen, celui-ci restant toujours haut dans le ciel. Il avise une fine cheminée métallique qui lui permettrait de monter d’encore un mètre ou deux, mais les autres le retiennent pour sa sécurité.



Soit le lecteur découvre l’œuvre de Frans Masereel avec ce tome. Cet auteur raconte son histoire à raison d’une image par page, sans aucun mot. Comme expliqué et montré dans l’article d’une page de Martin de Halleux : Masereel réalise d’abord chaque image de manière traditionnelle sous la forme d’un dessin préparatoire détaillé à l’encre de Chine, sur une feuille de papier. Puis, il reproduit cette image en la gravant sur un bloc d’une épaisseur de vingt-trois millimètres environ, du poirier très dur et séché pendant plusieurs années, ce qui permet aux gravures d’être tirées aussi bien sur une presse mécanique que sur une presse à bras. L’éditeur poursuit son explication : généralement l’auteur grave ses blocs des deux côtés. Dans un premier temps, il noircit entièrement la face à travailler, puis il dessine un tracé blanc plus ou moins précis selon la complexité de la composition. Enfin, à l’aide d’un burin, d’une gouge, d’un couteau ou de petits instruments de métal, il commence le travail de xylographie. Le dessin gravé est l’image inversée de celle dessinée, l’artiste vérifiant la correspondance au fur et à mesure, avec un miroir. Cela aboutit à des images au traits de contours assez épais, avec des aplats de noir consistants aux formes complexes, des cases avec une répartition entre surfaces de blanc et surfaces de noir en proportion souvent similaire. La qualité de la reprographie dans cette édition est impeccable, sans aucune sorte de bavure ou de contour un peu boueux.



Soit le lecteur a déjà lu une des œuvres de Frans Masereel et il retrouve les caractéristiques qu’il apprécie. La technique employée pour réaliser chaque dessin induit des formes brutes pour chaque élément du dessin. La silhouette de chaque être humain semble comme taillée à grands coups de serpe, sans beaucoup de précisions dans les contours, que ce soient les plis des tissus ou les traits de visage. Dans le même temps, cette façon de dessiner met en valeur les gestes et les postures des individus, et facilite la projection du lecteur dans chaque individu. Pour autant, cela n’exclut pas la présence de détails, par exemple : les lunettes de l’artiste (appelons-le Frans, mais son avatar ne porte pas de lunettes), les différents couvre-chefs masculins, la tenue des marins, l’équipement d’un scaphandrier, les écailles de la sirène, etc. De la même manière, les décors peuvent sembler mastoc, avec des traits épais, tout en présentant de nombreux détails : les outils sur la table de travail de Frans, la photographie de sa femme sur les étagères à côté, les lames du parquet, les arcs-boutants extérieurs de la cathédrale, les persiennes aux fenêtres, les tuiles de toit, les deux statues humaines encadrant la porte d’entrée d’un immeuble haut de gamme, un gramophone avec son pavillon immédiatement reconnaissable dans un bar, une balançoire de fête foraine, des scènes de foule chacune avec leur chorégraphie spécifique, une péniche, de nombreuses vues générales des bâtiments de différents quartiers de la cité, un paratonnerre, le gréement d’un navire, des installations portuaires, etc.



La forme de la narration induit une participation plus active du lecteur, que dans des bandes dessinées plus classiques avec plusieurs cases par page et des dialogues : il doit faire l’effort un peu plus conscient de formuler une partie de l’histoire en mots, ou d’expliciter les liens d’une image à l’autre, ou encore de s’interroger sur les motivations et les objectifs du personnage. D’un autre côté, l’auteur utilise les conventions narratives classiques de la bande dessinée pour une histoire linéaire, ce qui la rend immédiatement compréhensible. L’apparition de l’avatar de Frans apparaît comme une évidence : l’auteur s’est endormi et son esprit vagabonde sous forme humaine. Le titre de l’ouvrage dirige l’attention du lecteur vers le soleil comme étant le centre d’intérêt de Frans et de son avatar. Ce dernier est présent dans chaque case, et le soleil dans presque toutes les cases, la plupart du temps sous sa forme basique et directe, ronde avec des rayons, ou parfois par le truchement d’un objet ou d’un élément rond avec des rayons. Dans sa postface, Samuel Dégardin contextualise le soleil comme élément symbolique à l’époque : Au lendemain de la première guerre mondiale, alors qu’il semblait avoir déserté un ciel plombé par d’incessants orages d’acier, le soleil brille de nouveau dans les œuvres d’artistes à jamais marqués par une guerre des tranchées qui avait quelque peu fait pâlir ses couleurs. Otto Panhok amorce ainsi en 1919 un cycle de gravures sur le soleil dans une veine expressionniste (Sonne), tandis que George Grosz et Otto Dix le représentent tourmenté, tel un soleil de nuit éclairant une humanité hagarde.



La page d’ouverture montre un artiste à sa table de travail, manquant visiblement d’inspiration, puisqu’il n’est pas en train de dessiner, et son esprit cherche à atteindre le soleil, l’astre qui donne la vie, qui illumine le monde autour de l’individu. Le lecteur peut donc également interpréter cette quête pour atteindre le soleil, comme étant la recherche de l’inspiration, s’élever vers la lumière à la fois connaissance et force suprême, et une pulsion de se hisser au niveau de cet astre suprême, de cette force divine, comme Icare avant lui. En effet l’auteur joue avec deux autres références culturelles, les contes ou l’odyssée d’Ulysse avec une sirène, et Mary Poppins avec un envol grâce à un parapluie. Même s’il s’agit d’une fantaisie, le lecteur remarque que l’auteur ne se départit pas de ses habitudes, en particulier d’évoquer des réalités sociales, et des inégalités : le contraste entre les beaux quartiers et les quartiers défavorisés, l’incarcération arbitraire, l’alcoolisme pour s’abrutir, la prostitution, les usines et leur pollution, le calme de la campagne et des forêts. Le récit ne se cantonne pas à une fable allégorique sur la panne d’inspiration, l’auteur évoluant dans une société dont les caractéristiques inégalitaires transparaissent dans les activités et les situations du quotidien.



Chaque ouvrage de Frans Masereel permet au lecteur de redécouvrir la force d’une image, de ressentir le processus de lecture dans lequel il lie une image à la suivante, avec ces simples traits et surfaces de noir qui forment des scènes riches et expressives. Sans un seul mot, l’artiste montre un créateur à l’ambition illimitée, confronté à une phase de déréliction, tout en étant partie intégrante d’une réalité sociale diverse.
Commenter  J’apprécie          292
25 images de la passion d'un homme

Les images se succèdent comme des coups de poing.

-

Ce tome contient les vingt-cinq images formant une histoire complète, parue pour la première fois en 1918. Ce récit dépourvu de mot a été réalisé par Frans Masereel (1889-1972), sous forme d’une série de bois gravés. Ce créateur était un artiste engagé, humaniste, libertaire, pacifiste et antimilitariste. Cet ouvrage commence par une préface de deux pages, écrite par Thomas Ott, un auteur suisse de bande dessinée. Après l’histoire, se trouvent une postface de Martin de Halleux évoquant la conservation de ces vingt-cinq blocs de bois gravés, et leur redécouverte, intacts, en 1999, puis un commentaire de sept pages, écrit par Samuel Dégardin, contextualisant l’œuvre, co-auteur de l’ouvrage Frans Masereel : L'empreinte du monde (2018) avec Joris van Parys. Vient ensuite le récit Passion Moderne (1918), composé de neuf dessins réalisés à l’encre avec un pinceau. Le tome se termine avec une biographie en quatre pages.



Un. Dans une pièce plongée dans l’obscurité, une femme appuie son dos sur la table en bois derrière elle. Il n’y a que deux chaises vides de l’autre côté de la table. Cette femme se tient le ventre, prise par les douleurs des contractions. Elle va enfanter là, sans aucune aide, sans aucun soin. Deux. Le bébé est âgé de quelques semaines à peine. La femme le tient dans ses bras. Elle vient de sortir de son logement, dans la rue, houspillé par les propriétaires qui la mettent dehors. Sur le perron d’à côté, les voisins regardent la scène, sans intervenir, sans proposer leur aide. Il n’y a pas de père. La jeune mère se retrouve à la rue. Sans ressource. Trois. À l’abri des regards, derrière une palissade de bois, dans un terrain vague, elle donne le sein à son enfant, sans logement, sans rien d’autre en sa possession que ses vêtements. Quatre. Les années ont passé : ce fils est encore un jeune garçon, toujours dans le dénuement. Il est vêtu pauvrement et se tient là debout dans un terrain vague, immobile. Une demi-douzaine d’enfants qui viennent de sortir de l’école se sont attroupés autour de lui. Ils portent tous leur uniforme et tiennent leur cartable. L’un d’eux s’amuse à uriner sur le pauvre garçon, les autres riant autour. Un peu plus loin, sur le trottoir, le long d’un mur aveugle d’usine, sa mère est en train de négocier le prix d’une passe avec un ouvrier.



Cinq. Le garçon a maintenant une dizaine d’années. Sa mère l’a quitté. Il est employé dans un atelier de fabrication de cercueils. Il porte des charges lourdes pour son âge, travaillant sous la surveillance de adultes masculins qui ne lui portent aucune affection. Six. Il est maintenant un jeune adolescent et son employeur le renvoie : il le rejette littéralement à la rue avec un grand coup de pied dans le derrière. Un peu plus loin dans la rue, une femme est en train de chasser un chien de chez elle, à grands coups de balai. Encore un peu plus loin, un homme titube sur le trottoir, ivre, perdant l’équilibre à force de gesticulations. Sept. Le jeune adolescent se retrouve à la rue, dans l’indifférence totale de la foule et de la circulation.



Il y a plusieurs possibilités pour envisager cette œuvre. Pour commencer elle a été réalisée par un artiste consacré. La consultation d’une encyclopédie en ligne permet d’en apprendre plus : professeur à Sarrebruck de 1947 à 1951, exposition en 1948, créations de décors et de costumes pour des pièces de théâtre, prix d'art graphique à la biennale de Venise en 1951, travail et exposition en commun avec Pablo Picasso entre 1952 et 1954, nommé membre de l'Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique. En outre, cette histoire sans parole a été réalisée sur des blocs de bois, par xylographie. C’est la première à être publiée et diffusée comme un roman, d’autres suivront Mon livre d’heures (1919, 167 bois), Le soleil (1919, 63 bois), Idée sa naissance sa vie sa mort (1920, 83 bois), Histoire sans paroles (1920, 60 bois), La ville (1926, 100 bois), etc. Il est également renommé en tant que peintre. Cette postérité peut influencer le lecteur dans sa manière de considérer cette œuvre, en la parant d’une forme de légitimité a priori. Sa biographie le présente également comme un artiste engagé : participation à la revue de la Jeunesse communiste allemande, compagnon de route du parti communiste, pacifiste. Le lecteur en prend vite conscience dès les premières planches de cette passion dans laquelle un homme est destiné à vivre une vie de souffrances, une passion qui évoque celle du Christ.



Le titre annonçant la brièveté du récit, le lecteur anticipe la rapidité du récit. Dans le même temps, il a peut-être idée que cet artiste a influencé américain Lynd Ward (1905-1985, L’éclaireur) et qu’il a été cité par Clifford Harper, Will Eisner (1917-2005), Eric Drooker et Art Spiegelman. De fait la lecture s’avère très facile et effectivement très rapide. Les dessins se comprennent au premier coup d’œil, ainsi que ce qu’ils racontent. Le lecteur n’éprouve aucune difficulté à expliciter mentalement l’enchaînement d’une page à l’autre, quelle que soit la durée de l’ellipse temporelle entre les deux. Conscient de la technique de xylographie utilisée, il comprend que cela aboutit à l’apparence qui peut être considérée fruste des images, mais cela n’obère en rien leur expressivité. Il peut commencer à les considérer une par une, comme des compositions épatantes par leur concision et en même temps tout ce qu’elles racontent. Avec la première, il capte tout de suite le dénuement dans lequel vit la jeune femme, son accouchement imminent, la douleur des contractions. Dans la seconde, il ressent un sentiment d’injustice profond en voyant qu’elle se retrouve à la rue, tout en projetant par automatisme la motivation purement économique du propriétaire. L’éditeur a repris la dix-septième planche pour en faire la couverture de l’ouvrage. Le lecteur a bien conscience du stade de la vie auquel est arrivé le protagoniste, maintenant un jeune adulte. Il n’y a aucun doute possible sur le fait qu’il est en train de réfléchir en se promenant dans les bois, à sa condition dans la vie, à la direction qu’il souhaite lui faire prendre.



Le fort contraste du noir & blanc, ainsi que l’absence de mot peut amener le lecteur à rapprocher ce mode de narration de celui de Frank Miller dans Sin City, en particulier pour l’histoire Silent Night, elle aussi sans parole, elle aussi racontée par une succession de dessins en pleine page, en noir & blanc avec un fort contraste. Rétrospectivement, il devient très troublant de se dire que Frans Masereel (mêmes initiales FM) avait déjà réalisé un récit aussi ambitieux en 1918. Le noir & blanc permet également quelques effets expressionnistes, à la fois pour la pression sociétale qui pèse sur cet homme, à la fois pour son ressenti qui pare son entourage de noirceur. Le lecteur se retrouve fort impressionné à chaque passage d’une page à l’autre : le créateur maîtrise l’art de l’ellipse à un niveau expert. L’œuvre tient la promesse du titre : une vie en vingt-cinq images, de sa naissance à sa mort, avec un esprit de concision pénétrante encore plus saisissant que celui de Gilbert Hernandez dans Julio’s day (2013) où il racontait la vie d’un homme, également de sa naissance à sa mort à l’âge de cent ans, en cent pages. L’ambition de l’auteur va au-delà de montrer la vie d’un prolétaire, d’un ouvrier exploité jusqu’à la mort.



Chaque page apporte une information sur la condition sociale du protagoniste, sur sa pauvreté. Le lecteur suit donc une vie qui se déroule dans un climat économique très précis, avec des marqueurs et des conséquences bien visibles. En outre, le protagoniste ne se contente pas de subir : il décide de se rebeller contre cet ordre établi inique, et d’entraîner avec lui des camarades. L’histoire raconte également un éveil politique et militant. Une fois l’histoire terminée, le lecteur se lance dans l’analyse qu’en propose Samuel Dégardin comprenant trois parties : Grève et paix, Passion, Révélation. Il commence par raconter une grève ouvrière en 1917 dans une usine d’armement de Firminy, près de Saint-Étienne. Il explique ensuite que Frans Masereel a suivi de près ces grèves qui ont fait trembler les industriels ligériens et leurs bénéfices. En seulement vingt-cinq images, l’auteur raconte la vie d’un homme, fait apparaître les conditions de vie du prolétariat à cette époque, et montre un homme prendre conscience de cette inégalité systémique économique et se révolter contre cette exploitation où les ouvriers donnent littéralement leur vie au profit des propriétaires des moyens de production.



À la fin, le lecteur ne se pose plus la question de savoir s’il s’agit ou non d’une bande dessinée. Au fur et à mesure de la création d’œuvres expérimentales dans ce mode d’expression, il devient de plus en plus difficile de le définir par des caractéristiques précises. En outre, cette question apparaît dénuée d’intérêt : peu importe de savoir si une succession d’images, à raison d’une par page, est plus une collection d’illustrations ou une narration séquentielle. Le fait est que certaines expérimentations de bédéistes de la fin du vingtième siècle ou du début du vingt-et-unième reprennent exactement cette forme, et que Frans Masereel se montre un conteur remarquable, avec une réelle ambition, et un point de vue d’auteur. Peu importe la brièveté de l’œuvre : l’histoire émeut le lecteur et lui présente une réflexion sur l’exploitation de l’être humain par l’être humain dans un système capitaliste, avec une acuité aussi moderne que toujours aussi pertinente.
Commenter  J’apprécie          283
La Ville

L’espace d’une journée, Masereel livre une vision cinématique et kaléidoscopique mêlée.

-

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, présentant la particularité d’être narrée sans texte, ni mot. Sa première édition date de 1925. Il a été réalisé par Frans Masereel, pour le scénario et les dessins, par un procédé de gravure sur bois. Il s’ouvre avec une préface d’une page, écrite par Charles Berberian, bédéiste. Il se termine avec une postface de sept pages, rédigée par Samuel Dégardin, intitulée La ville mode d’emploi, constituée des paragraphes : Tentaculaire, Une ville peut en cacher une autre, Vingt-quatre heures de la vie d’une ville, Transport critique, Symphonies urbaines. Vient ensuite une biographie chronologique de quatre pages. Il s’agit du cinquième roman graphique, à raison d’une case par page, sans texte, de cet auteur publié par cet éditeur, après 25 images de la passion d'un homme (1918), Mon livre d'heures (1919, 165 bois gravés et 2 frontispices), Le soleil (1919, soixante-trois bois), Idée (1920, quatre-vingt-trois bois).



Un homme, assis au sommet d’un talus en pelouse avec des fleurs, contemple la ville qui s’étale devant lui avec ses nombreuses cheminées et leur panache montant juste au-dessus des constructions. Les locomotives à vapeur circulent sur le faisceau de voies ferrées qui alimentent la gare ferroviaire, chacune produisant également leur colonne de fumée. Un train s’arrête en quai dans la gare, des voyageurs en descendent, certains retrouvant des amis ou de la famille, certains avec des valises, d’autres non. Les grandes artères de la ville grouillent de monde : beaucoup d’hommes avec un pardessus et un couvre-chef marchant dans une direction ou une autre, quelques femmes, des voitures à cheval, des voitures et des autobus à moteur, des fenêtres qui ne laissent rien deviner de ce qui se passe derrière. Quelques rues plus loin, la foule s’est arrêtée, les personnes au premier rang contemplent un homme étendu sur la chaussée, inanimé, derrière les immeubles restent impersonnels, une masse compacte sans âme.



En prenant un peu de hauteur, les immeubles semblent former comme une muraille, et la circulation automobile ne laisse que peu de place à l’être humain sur les trottoirs étroits. À un étage élevé dans l’un de ces immeubles, dans une grande pièce avec une hauteur sous-plafond équivalente à deux étages, des dizaines d’hommes sont penchés sur des tables inclinées disposées en rangées, en train de travailler sur des plans. Dans un autre immeuble, il est possible de voir les habitants vaquer à leur occupation : une femme arrosant ses fleurs, à l’étage du dessous un homme accoudé à la rambarde regardant à l’extérieur, encore en dessous une femme enceinte en train de s’habiller, dans les immeubles derrière, une femme à la fenêtre, un couple en train de s’enlacer, des rideaux tirés masquant ce qui se passe, etc. En bas, au niveau de la rue, des ouvriers travaillent sur un chantier de terrassement.



Une suite de cent images, à raison d’une par page, sans aucun mot, une invitation pour le lecteur à établir des liens de cause à effet, des liens logiques, qu’ils découlent d’un thème présent dans deux dessins à suivre, ou d’un rapprochement à partir d’un élément visuel similaire d’une image à l’autre. Par comparaison avec les ouvrages antérieurs de ce créateur, celui-ci ne comporte pas de personnage qui soit présent du début jusqu’à la fin, soit un homme pour sa vie, soit un avatar de l’auteur évoquant son parcours de vie entre récit biographie et autofiction, ou bien encore un soleil symbolique, ou encore une allégorie de l’Idée. Le titre s’avère explicite : l’auteur évoque une mégapole. Dans le dossier de fin, Samuel Dégardin exprime sa vision de l’ouvrage : vingt-quatre heures de la vie d’une ville, comme sujet et comme représentation. Il développe : La narration, plus elliptique que jamais, privilégie la multiplicité des points de vue. L’espace d’une journée, Masereel livre une vision cinématique et kaléidoscopique mêlée, ce livre offre une synthèse remarquable de l’œuvre au noir de son auteur. L’auteur ne raconte pas une histoire avec une intrigue, ni l’évolution d’une ou plusieurs situations sous forme chorale ou à partir d’un lieu unique. Pour autant, chaque image respecte un ordre chronologique, commençant à l’aube pour se terminer après la nuit tombée, après la fête.



Pour le coup, le lecteur se retrouve réellement décontenancé : comment lire un tel ouvrage dont la seule ligne directrice est que chaque scène se déroule une seule et même grande métropole ? Charge à lui de projeter ses interprétations. Rapidement, il devient très tentant de prendre les pages deux par deux, c’est-à-dire de voir une unité entre les deux pages en vis-à-vis. Bois deux & trois : les trains entrent en gare sur la page de gauche, les passagers en sont sortis et se trouvent sur le quai page de droite. Bois quatre & cinq : le flot des usagers se presse sur les trottoirs et celui des véhicules sur les chaussées, en vis-à-vis l’écoulement de ce flot s’interrompt à cause d’un individu étendu sur la chaussée. Bois six & sept : à gauche une vision des façades des grands immeubles, à droite une représentation de ce qui se passe dans l’un d’eux. Etc. Bois soixante-douze & soixante-treize : à gauche un couple de bourgeois avec des vêtements de soirée luxueux traversant la chaussée entre les véhicules pour se rendre au spectacle, à droite un couple dans sa modeste salle à manger, madame attablée, monsieur debout lui tournant le dos, le lien entre les deux images se trouve dans l’opposition née de la comparaison des deux situations. Ce principe d’opposition peut prendre des formes moins évidentes, par exemple bois soixante-dix-huit & soixante-dix-neuf, d’un côté une rue avec un homme esseulé et un autre enlaçant une femme vraisemblablement une prostituée, de l’autre côté un spectacle de trapéziste dans un théâtre, le lecteur se disant que le couple de trapéziste partage une forme de complicité, de chaleur humaine véritable dans la communion du spectacle, de façon publique sous le regard émerveillé des spectateurs, à l’opposé de la relation tarifée sous l’œil d’un vieil homme indifférent.



Ce principe de lier les deux pages en vis-à-vis fonctionne bien, en revanche il ne s’applique pas entre une page de droite, et la suivante de gauche une fois que le lecteur a tourné ladite page. À part l’écoulement chronologique, le lecteur ne discerne pas ce qui guide l’auteur de deux pages en vis-à-vis aux deux suivantes. Il s’attache alors plutôt à savourer la diversité de ce qui est montré, que ce soient les lieux publics ou les intérieurs privés, les scènes en extérieur ou celles en intérieur, les personnes seules isolées chez elles ou bien solitaires dans l’anonymat de la foule, et celles accompagnées partageant quelque chose avec d’autres. Il se retrouve vite impressionné par la diversité de ce qui est représenté : les usines, les trains, la gare, les différents modes de déplacement, les ouvriers sur le chantier, les employés dans des bureaux, les grands magasins, le grand bureau avec des secrétaires en batterie en train de taper des courriers, un cortège funèbre, une cour d’un quartier populaire, un cheval mort à la tâche sur la voie publique encore attelé, la bourse, une chambre où la famille vient se recueillir devant le lit du mort, un mariage, une péniche sur le fleuve, un amphithéâtre de l’université de médecine, etc. À quelques reprises, il pense déceler une forme de suite : par exemple, l’enterrement (bois trente-trois) qui répond comme un prolongement du cortège funèbre (bois dix-sept).



La technique de réalisation de chaque image sur bois reste identique aux ouvrages précédents : d’abord un dessin sur une feuille, parfois après plusieurs esquisses, la reproduction en image inversée sur un bloc de bois, du poirier dur et séché, puis la reprographie avec des presses mécaniques ou à bras. À nouveau, le lecteur est frappé par la qualité de l’impression de chaque image : des zones noires bien nettes qui ne bavent pas, des détails d’une grande finesse (le bois quarante-sept avec les dizaines de livres dans le bureau d’un érudit). Les blancs impeccables. Chaque image comprend une forte densité d’informations visuelles, avec des compositions remarquables : le magnifique escalier sinueux descendu par un chat dans le bloc quatre-vingt-sept, les scènes de foules, la densité des constructions. Le lecteur prend le temps de détailler chaque page, à la fois pour la richesse des informations visuelles, à la fois pour le rendu, descriptif et réaliste, mais aussi avec une élégance dans la composition entre zones noires et zones blanches, et aussi un goût pour la structure géométrique et ordonnée de chaque composition.



Indubitablement, l’auteur a construit son récit pour montrer toute la diversité des activités que peut abriter une ville, soit publiquement, soit dans l’intimité d’un appartement. De fait, le lecteur ne ressent aucune répétition, et dans le même temps il ne se produit pas d’impression de catalogue, grâce à la consistance et les tonalités variées de chaque image. Il se dit que Masereel a construit son récit avec une optique holistique en tête : dresser un panorama complet de la vie d’une ville, en donnant à voir une facette différente dans chaque bois. Bientôt, il ressent que le regard de l’auteur n’est pas neutre. À l’évidence, le regard porté sur les individus comprend une forme d’empathie et un parti pris en faveur des victimes (il y a même un meurtre). Le point de vue de l’auteur comprend également une dimension politique et sociale, humaniste. Des images du prolétariat, que ce soient des ouvriers, des secrétaires, des dessinateurs techniques. À l’évidence, les individus disposant d’une once de pouvoir en profitent pour maltraiter leurs subordonnés, les asservir d’une manière ou d’une autre. La parade militaire peut sembler montrée de manière purement factuelle, mais elle apparaît froide et sinistre. Les classes ouvrières vivent dans des conditions matérielles précaires. Les femmes subissent la domination masculine sous forme de violence physique, de prostitution. Une manifestation populaire est réprimée dans la violence policière. Etc. Le dossier rédigé par Samuel Dégardin complète cette approche de la domination économique et offre également une mise en perspective par rapport aux arts visuels de l’époque.



Les précédents ouvrages de Frans Masereel impressionnaient déjà par la force des images, leur esthétisme, la qualité de l’expression littéraire de l’auteur, et sa sensibilité sociale. Ce cinquième ouvrage publié par les éditions Martin de Halleux déroute un peu au départ par son absence de personnage humain comme fil conducteur. L’auteur se montre amitieux en racontant la journée d’une grande ville dans toute sa diversité, tant en termes d’animations et d’événements, que d’individus de classes sociales différentes. La narration visuelle s’avère incroyablement plus riche que la collection de cent images, chacune racontant sa propre histoire. Formidable.
Commenter  J’apprécie          262
Mon livre d'heures

Ils ne le dompteront pas.

-

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, présentant la particularité d’être narrée sans texte, ni mot. Sa première édition date de 1919. Il a été réalisé par Frans Masereel, pour le scénario et les dessins, par le procédé de gravure sur bois. Il s’ouvre avec une préface de deux pages, écrite par Jacques Tardi, accompagnée par une illustration pleine page de sa main. Il se termine avec une postface rédigée par Samuel Degardin, intitulée Portrait de l’artiste et son double, un article d’une page de Martin de Halleux (De l’encre de Chine au bois gravé), un autre sur les détails (un œil au centre d’un triangle), un dossier photographique de seize pages sur l’auteur, une biographie chronologique de quatre pages. Il s’agit du deuxième roman graphique, à raison d’une case par page, sans texte, de cet auteur, après 25 images de la passion d'un homme (1918).



Le train arrive en gare et l’homme agite le bras par la fenêtre, alors que s’échappe quelques petits nuages de vapeur. Le train est arrivé en gare, les voyageurs descendent, certains se précipitent dans les bras de membres de leur famille pour des retrouvailles. L’homme descend tranquillement, le dernier à sortir de son wagon. En remontant le quai, il prend le temps de s’arrêter pour examiner une des grandes roues de la locomotive à moitié cachée par un jet de vapeur. À la sortie de la gare, il se retrouve au milieu de la foule, des hommes portant tous un chapeau, alors que lui se trouve nue tête, des hommes marchant rapidement, alors que lui se tient immobile en train d’observer. Il traverse la rue et il se retrouve au milieu de la chaussée, alors que les automobiles passent de chaque côté. À nouveau il se tient immobile en observant. Il continue sa déambulation et il se retrouve dans un autre quartier : plus de femmes, toutes portant un couvre-chef, et quelques hommes eux aussi en chapeau. Il continue encore et se retrouve à l’arrière d’un petit groupe en train d’écouter un homme qui fait un discours en pointant du doigt.



L’homme continue à marcher et il se retrouve à longer une parcelle dans laquelle s’active les ouvriers sur un gros chantier, avec des grues et des échafaudages, un moteur à vapeur actionnant une machine-outil. Un peu plus loin, le calme est revenu : l’homme longe un long mur de clôture aveugle, derrière lequel se trouve des pavillons, et un peu derrière une grande cheminée d’usine. Cette fois-ci, il s’arrête devant des grandes roues mues par un moteur, avec des courroies les reliant entre elles : il semble s’interroger sur leur fonction. Il décide de parcourir la rue suivante en courant, à nouveau un mur aveugle derrière lequel se trouve une grande halle abritant une usine. Il passe maintenant devant les guichets d’une banque et il touche le bras d’un pickpocket en train de subtiliser le portefeuille d’un homme réalisant un paiement au guichet.



S’il a déjà lu 25 images de la passion d’un homme, le lecteur sait à quoi s’attendre, sinon il découvre une œuvre au format original. Le créateur réalise des dessins sur des blocs de bois, par xylographie, et l’ouvrage présente une image par page, sans aucun mot. La lecture s’avère rapide et facile : des dessins assimilables et compréhensibles au premier coup d’œil dans un noir & blanc très contrasté, autant de situations différentes avec un passage du temps fluctuant entre deux cases, soit un bref instant, soit plusieurs jours, semaines ou mois. Les dessins présentent de grosses masses noires, des traits de contours épais, une description simplifiée avec un bon niveau de détails. Le personnage principal est un homme qui n’est jamais nommé et qui est présent dans chacune des images. Cet homme est aisément repérable dans chaque case, soit parce qu’il est tout seul ou seulement avec une autre personne, mais également du fait de sa grande taille, de sa silhouette élancée, ou par de l’absence de port de chapeau, à de rares occasions par la continuité de son activité d’une page à l’autre. Comparé à 25 images de la passion d’un homme, il s’agit à la fois d’une fresque de plus grande ampleur emmenant le personnage dans d’autres pays, à la fois un peu plus réduite puisque le récit commence avec l’arrivée de l’homme dans la grande ville, et pas à partir de sa conception et de sa naissance.



La narration présente une forme très particulière : un dessin par page, aucun mot, du noir & blanc. La suite d’images forme bien une histoire, avec une intrigue (cette phase de la vie du personnage principal), une chronologie linéaire, et des liens de cause à effet ou de succession temporelle évidents. La qualité de la reprographie impressionne par sa netteté. Les aplats de noirs et les traits de contour forment des masses épaisses, aux bords parfois irréguliers, parfois bien nets et droits quand il s’agit de structures métalliques. Dans son introduction, Jacques Tardi met en avant les caractéristiques suivantes : Masereel met en scène, en utilisant toutes les ressources et les codes visuels nécessaires à l’évocation expressionniste de la ville bruyante, des quartiers ouvriers, des intérieurs divers, de la foule de la rue, et aussi les tourments intimes du personnage qu’il incarne. Il court, se moque, s’épuise, rit et pleure. Désespoir et colère s’expriment tour à tour. Partir à la campagne, faire du patin à glace, aller au théâtre, acheter un chou-fleur sur le marché et le faire cuire dans cuisine, boire, jouer de l’accordéon, danser, grimper au sommet du mât de cocagne, labourer un champ, participer à une réunion syndicale, s’informer s’instruire de la réalité sociale, des luttes ouvrières, ne pas être dupe, partager avec ses semblables… désillusion amoureuse, une autre femme, et la mort au bout de cette nouvelle aventure. Oublier, voyager, rentrer, boire, refuser de porter les armes, refuser la médaille, montrer son cul à un ecclésiastique et mourir au milieu des tournesols, le cœur brisé, la tête dans les étoiles !



Le lecteur n’apprendra rien du passé du personnage qu’il est tenté de prénommer Frans, supposant qu’il exprime la vision du monde que l’auteur peut avoir. Il arrive en ville et se montre curieux de chaque situation qu’il peut observer, rue par rue, quartier par quartier. Il participe à la vie sociale, aussi bien par le travail que par les moments de détente, de divertissement, d’activités en commun. Il finit par éprouver le besoin de prendre du recul, littéralement de prendre le large pour aller voir du pays, d’autres pays, de la page 110 à la page 135. Puis il revient dans cette mégapole qui n’est pas nommée. Il raconte à d’autres habitants les merveilles qu’il a vues, les amitiés qu’il a nouées. Le lecteur retrouve tous les éléments disparates énumérés par Tardi dans son introduction, dans le déroulement linéaire de la vie de Frans. De fait, l’artiste épate le lecteur encore et encore par l’expressivité de ses illustrations, par sa capacité à choisir des moments édifiants et parlants, par son art de faire partager la palette des émotions et des états d’esprit de Frans. Son assurance et sa confiance en tant qu’étranger curieux de tout dans une étrange ville. En tant qu’être humain faisant la démarche de se cultiver : lire le journal, se rendre dans les musées pour admirer les œuvres d’art, se plonger dans des livres. Aider son prochain, soit un homme qui pousse une charrette chargée, soit jouer innocemment avec des enfants. Participer à une fête. Éprouver l’amour. Etc. Son empathie lui fait ressentir la souffrance de la condition ouvrière et il n’hésite pas à lutter avec eux contre un système les exploitant, dans des pages rappelant un passage similaire de 25 images de la passion d’un homme. Le lecteur ne s’attendait pas à ce que de simples images puissent rendre compte avec une telle sensibilité du ressenti intérieur d’un être humain, ou de situations sociales complexes avec une telle clarté. L’intention de l’auteur semble avoir traversé intacte les décennies séparant sa création du lecteur.



La forme de la narration visuelle produit d’étranges effets sur le mode de lecture. D’un côté, il s’agit bien évidemment d’une suite d’images, chacune isolée sur une page. Du coup, le lecteur les considère une à une, chacune prise pour elle-même. Il accorde plus d’attention que d’habitude à chaque dessin, que s’il s’agissait d’une bande dessinée classique. Dans la première, il s’amuse du mode de représentation de la vapeur du train : des gros arcs de cercle, délimitant une surface bien blanche, plus importante que les autres surfaces laissées en blanc dans cette image. Il se dit également que le bras de Frans est un peu plus long qu’il ne le devrait, accentuant légèrement une forme de naïveté, le rendant touchant et drôle. En page quarante-neuf, il voit Frans (toujours avec des bras longs) aider une femme avec des béquilles, à traverser une rue pavée. Le rendu de ceux-ci se situe entre une description soignée rendant compte de l’irrégularité du pavage, mais aussi d’abstraction avec leur forme rectangulaire un peu trop géométrique. La silhouette de l’homme et celle de la femme évoquent la gravure sur bois, c’est-à-dire la technique utilisée par l’artiste. Les deux silhouettes en arrière-plan relèvent plus des ombres chinoises, une autre technique de représentation. L’arrière de la cariole s’apparente à un grand rectangle noir, alors que chacun des treize rayons de la roue est silhouetté par une bande laissée blanche, se détachant ainsi clairement. En page cent-treize, Frans, debout sur un rocher, contemple un coucher de soleil : les traits noirs tirent vers une représentation conceptuelle des reflets sur l’océan, des rayons du soleil, Frans n’étant qu’une vague ombre chinoise. Page cent-quarante-six, Frans conduit une automobile à tombeau ouvert dans une représentation naïve. La dernière séquence dans la forêt évoque l’art naïf. Alors que les images en noir & blanc peuvent sembler austères et faire craindre une forme de monotonie, il suffit que le lecteur s’y attarde un instant pour se rendre compte de leur diversité, de leur richesse, de leur conception soignée et réfléchie.



Qu’il ait déjà lu un autre ouvrage de Frans Masereel ou non, le lecteur n’a pas idée de la richesse du récit dans lequel il plonge. La narration visuelle s’avère sophistiquée sur le plan graphique, très empathique, et capable de rendre compte de situations complexes et délicates en une unique image, toujours aussi parlante après toutes ces décennies passées. Le parcours de vie du personnage révèle son humanité et son humanise, son refus des compromissions de ses idéaux, sa soif de fraternité et d’entraide. Poignant.
Commenter  J’apprécie          260
Le soleil

Le soleil !!!! ... « Au seul bruit du Soleil » comme ces mots tissés par Jean Lurçat rayonnent ici ! Comme les planches gravées de Frans Masereel nous transportent !

Merveille d'édition offerte par les Éditions Martin de Halleux, préfacée par Blexbolex, sérigraphe, illustrateur et un auteur de bande dessinée.

Un roman sans paroles...c'est beau comme un poème ! Brûlant comme un soleil ! L'esprit libre , on vagabonde, on suit , on court , on poursuit, on accompagne, on rêve, on s'inquiète, on aime, on s'enivre, on se vertige, on grimpe, on chute, on culbute, on se redresse, on trébuche, on vole ! on continue...toujours en quête d'une idée à l'esprit !

Merveilleux travail d'écriture, Soixante trois planches dans un poirier gravées. Planches de 23 millimètres. On imagine les heures de travail. La passion, la générosité nécessaires. Roman tout entier offert à nos imaginaires ! Dessins préparatoires à l'encre de Chine. Course à l'inverse du temps, toujours vers la lumière, mille fois aperçue, désirée, sans cesse renouvelée.

«  Une image, c'est un astre qui tourne autour du Soleil et qui, à la fois absorbe, diffracte, et reflète sa lumière à travers la nuit, l'espace, le temps et notre imaginaire », Blexbolex, préface, extrait.

Le Soleil, publié pour la première fois en 1919. Entre deux guerres...Le temps d'espérer, de retrouver la lumière et de la partager. Une seconde gravée pour ne rien oublier, pour protéger nos éternités. Opiniâtreté, quête idéale, ...solitude également. On pense à Paul Eluard , à Prévert, à tous ces compagnons de liberté. On pense au Soleil, à demain, à nos nuits, aux lucioles, on se projette à travers les fabuleuses gravures de Frans Masereel. C'est beau, c'est infini.

Les Éditions Martin Halleux nous offre dans la collection « un roman sans paroles » la possibilité d'embrasser l'immensité du travail de ce grand artiste. «  L'idée », «  la ville », « 25 images de la passion d'un homme », « l ‘oeuvre », « Mon livre d'heures »...autres titres qu'il me reste à découvrir.

Merci aux Editions Martin de Halleux, qui, à travers l'opération Masse critique menée par Babelio, m'ont permis d'apprendre, de comprendre, et de rêver encore et beaucoup !!!

Astrid Shriqui Garain .

Commenter  J’apprécie          124
Idée

Une belle découverte que cette vie d'une idée... sans aucun texte!

J'admets toutefois que sans les quelques lignes d'introduction, je serai passé certainement à coté de plusieurs scènes.

Mais cela n’enlève rien au plaisir de cette "lecture", alors même que je ne suis pas amateur de roman graphiques ... et autres bandes dessinées.

Le thème (la vie d'une idée: beau sujet s'il en est) y est pour beaucoup. Mais la manière dont il est traité (en fait un manifeste pour l'expression des idées à contre-courant du sens dominant ) vient le soutenir.



Commenter  J’apprécie          80
Mon livre d'heures

En plus de la joie qu'ils vous apportent, certains livres ont le pouvoir de vous émouvoir. Il en fût ainsi pour moi avec ce "livre d'heures" de Frans Masereel, composé de 165 gravures nous contant la vie de l'alter ego de l'auteur. Un ouvrage d'abord paru en 1919, dont j'ai entendu parler il y a un peu plus de 10 ans, et superbement réédité en 2020 par les éditions Martin de Halleux sous reliure toilée et beau papier bien épais.



165 gravures donc, ici introduites dans une préface signée Tardi dont le seul défaut serait sa brièveté. 165 bois pour raconter la vie d'un homme, sa liberté, ses aventures et mésaventures, ses engagements politiques et amoureux, boire et déboires. Mélange de précision et de simplicité, les traits de ces gravures ont une force d'évocation rare, et m'a rappelé certaines affiches de propagande (tous bords politiques confondus).



Mais c'est sûrement dans cette idée de narration par l'image et uniquement par l'image que Masereel est profondément novateur, puisqu'il invente tout simplement le roman graphique au début du XXe siècle. Un récit muet mais qui ne manque pas de crier, pleurer, rire, hurler et faire ressentir pas mal d'émotions. Difficile d'en dire plus ici, je ne peux que vous conseiller de le lire et de le garder comme le témoignage historique et esthétique précieux qu'il est, bien au chaud dans votre bibliothèque.



Pour terminer, ces quelques mots de Tardi repris en 4e de couverture qui pour moi résument parfaitement le superbe objet : « L'histoire assourdissante, frémissante, émouvante et lumineuse de la vie. »
Commenter  J’apprécie          60
Mon livre d'heures

Livre reçu dans le cadre de l'opération Masse Critique.



C'est d'abord une foule : des hommes, des femmes, des voitures. Un personnage, seul, pénètre dans la ville moderne : son train à vapeur, ses chantiers, ses rues pleines, ses usines. Il déambule, lit le journal dans la rue, traîne dans les cabarets et les expositions de peinture. II est seul mais point isolé : le voilà dans la chambre d'une femme, ou là en compagnie d'enfants avec lesquels il joue. Du haut de sa grande silhouette longiligne, le personnage parcourt un monde bien défini : urbain, industrieux, où le loisir existe malgré tout (le théâtre, le patin à glace, les combats de boxe ...). Il nous semble être un homme simple, qui aime les choses comme lui : les balades en forêts, les danses festives, les jeux et concours de foire.



Dans la première partie, le personnage mène la vie moderne d'un Européen. Tantôt observateur à distance de la société, tantôt vrai acteur de celle-ci, c'est pourtant un drame personnel qui le touche : la perte d'un amour, malgré les bons soins et les prières. Il quitte la ville, voyage, se confronte à la nature, finit par embarquer sur un navire en partance vers l'Afrique. C'est tout le décor qui change : point d'usines fumantes, plus de masses industrieuses et revendicatives. De retour dans la ville, il est plus entreprenant auprès de la gent féminine et moins soucieux des réactions d'autrui. Il devient même inconvenant, dérangeant pour sa société d'origine : invitant les pauvres aux tables des banquets, refusant la guerre, riant de la religion. Paradoxalement, on le trouve plus humain, plus impliqué dans la vie de la communauté car, s'il en refuse les codes et les tabous, il éprouve un intérêt vrai pour ses congénères. Il demeure pourtant seul, face à la nature et face à ses rêves, face à ses démons aussi. Homme il est, seul mais libre : en peignant un autre soi-même, Frans Masereel trace aussi les contours d'une certaine condition humaine.



Comme l'écrit Jacques Tardi dans la préface, Mon livre d'heures est certes muet mais pas sans bruit. Résonnent, au fil des pages, le souffle du train et le claquement des coups que se portent les boxeurs, les sonorités de l'accordéon et les respirations haletantes des amants. Viendront d'autres sons, et des odeurs aussi : celle du chou qui cuit, celle des chevaux laborieux, celle de la terre fraîche que l'on travaille. Le livre que l'on tient est aussi le fruit d'un labeur qu'on n'imagine pas. Masereel a dessiné puis gravé ses planches de manière à ce que, en tous points, Mon livre d'heures est aussi un vrai livre artisanal. Gageons que les éditions Martin de Halleux, par leur honnêteté et leur travail, lui font honneur.



Sans doute faut-il, pour comprendre l'importance d'une telle œuvre, la contextualiser quelque peu. D'abord, en tant qu'œuvre graphique, Mon livre d'heures, comme les autres œuvres de Frans Masereel, est ce que l'on appellerait aujourd'hui un roman graphique. Un roman graphique, muet certes, comme il en existe aujourd'hui, et de très bons : on pense à Pinocchio de Winschluss, à Babylone de Zezelj. Masereel, ici, pourrait être vu comme une référence à ces œuvres, une sorte d'aïeul littéraire. La forme est intéressante, aussi : se succèdent 167 dessins en 167 planches, narratifs en eux-mêmes, liés entre eux par le personnage qu'ils mettent en scène ; avec ce titre, Mon livre d'heures, Frans Masereel renvoie clairement à la tradition littéraire chrétienne de ces livres de prière illustrés et se place lui-même, en tant qu'auteur, dans la dynamique d'une histoire littéraire et picturale. Masereel, pourrait-on dire, est le chaînon entre les illustrations liturgiques du Moyen Âge et les romans graphiques de notre période contemporaine. Ses planches sont parlantes pour elles-mêmes, on l'a dit, mais certaines font sens aussi en se succédant les unes aux autres (l'histoire de la jeune fille qu'il recueille et qu'il accompagnera jusqu'à la mort). De ce point de vue, Mon livre d'heures est et n'est pas de la bande-dessinée. Libre est le lecteur qui fait de cet ouvrage ce qu'il veut.



Mais, à la différence des scribes médiévaux, Masereel s'affirme comme auteur. On pourrait même dire qu'il se met en scène, et cela dès la couverture. En s'appropriant le livre - par l'utilisation du pronom possessif mon -, Frans Masereel annonce au lecteur que le personnage dessiné tient sans doute de lui-même. La citation de Whitman ne fait que le confirmer : ce que Masereel nous contera, ici, il le puisera en lui-même. Sa matière, c'est dans sa vie qu'il la trouve, et aussi dans le monde qui l'entoure. La ville que dessine Masereel rappelle celle que décrit Verhaeren dans Les campagnes hallucinées et La ville tentaculaire : endroits immenses où règnent les usines du nouveau monde industriel. Mais là où Verhaeren donnait à sa ville des accents collectifs et inquiétants, Masereel la regarde du point de vue de l'homme, et les drames qui s'y vivent sont ceux que réserve la vie ordinaire. A nous, lecteurs du vingt-et-unième siècle, Masereel laisse une œuvre hybride, une source de découverte au sens premier du terme : lire - ou regarder - Mon livre d'heures, c'est aussi inventer sa propre histoire.

Commenter  J’apprécie          40
La Ville

Et tout un monde se lève...



Ce livre est une splendeur. Il fut admiré en son temps par Stefan Zweig, Alfred Döblin, Romain Rolland, George Grosz, Pierre Jean Jouve, Thomas Mann ou Hermann Hesse. Pour ma part, je n'hésiterais pas à en faire le pendant graphique du Ulysse de James Joyce. Et tout un monde se lève...



La suite sur...
Lien : https://lesheuresbreves.com/
Commenter  J’apprécie          40
Le soleil

Et voici un fort beau, -magistral- roman graphique (même si ça ne s’appelait pas comme ça à l’époque). Mille mercis à masse critique et aux éditions Martin De Halleux pour l’envoi de cet ouvrage !

Roman sans paroles, donc, mais pas « sans parole » : en effet il y a beaucoup à dire et beaucoup à comprendre, interpréter, rêver !

L’artiste, après avoir réalisé des peintures à l’encre de Chine, nous propose ses gravures sur bois. Des reliefs parlants en noir et blanc, des dessins parfois un peu chargés (à mon goût) mais plein de petits détails intéressants.

Le thème : Masereel cherche l’inspiration. Qu’écrire, que dire, dans son prochain ouvrage ?

Il s’endort. Et là, son inconscient prend le dessus, sous la forme d’un petit bonhomme dont la première action (qui ne cessera de se répéter) est de chuter. Une chute contre une élévation, une chute pour une élévation, d’exacts contraires qui se côtoient d’images en images. Qui l’emportera ?

A l’issue de sa première chute, donc, le voici acclamé par une foule en liesse à qui il explique sa quête : l’inspiration, ce graal, symbolisé par l’astre solaire, ce qui donne vie, ce qui donne vie à l’artiste dans ce cas présent. Et commence alors une recherche effrénée voire éperdue : tel Icare, Masereel va faire tous les essais, prendre tous les risques, pour trouver l’Idée : grimper, se hisser, ramper, essayer par tous les moyens physiques d’atteindre le soleil. Puis par des moyens plus intellectuels : les livres, la religion… puis des choses où l’esprit s’échappe et où l’inconscient peut peut être mieux s’exprimer, comme avec Baudelaire (et tant d’autres !) : l’alcool, les femmes, l’enfermement qui rend fou, mais dont il s’échappe, encore et toujours. La foule est de plus en plus nombreuse mais on passe des acclamations à des moqueries : la quête est dérisoire ? Qu’à cela ne tienne : on abandonne le monde des hommes pour celui de la nature. Arbres, champs, nuées d’oiseaux, nuages, tout sera prétexte à grimper encore et toujours plus pour se rapprocher du soleil. Retour à la ville, aux clochers, aux tours, chute dans une cheminée et voilà le père Noël, une sirène quelques temps après, un monde onirique s’ouvre et se dessine, tissant sa toile inspirante 😉 J’y ai vu aussi « le petit prince » mais certainement que ce n’est que ma lecture !!! Puis Icare atterrit sur la table de l’artiste, son inconscient, au terme d’une dernière chute, le réveille et lui ouvre les yeux, le cœur, la main : l’Idée est là.

Une magnifique découverte qui se lit et se relit au hasard des images. Les explications avant / après sont aussi très intéressantes et donnent des clés de lecture de l’œuvre. Superbe !

Commenter  J’apprécie          30
Idée

En 1920 parait une série de gravures signée de l’artiste belge, dont le style rugueux et la fluidité de lecture annoncent la bande dessinée. Un chef-d’œuvre joliment réédité.
Lien : https://www.lemonde.fr/livre..
Commenter  J’apprécie          30
Mon livre d'heures

Pas un mot, il est vrai, dans ces 167 gravures, mais une force indubitable de communication qui, cent ans après la première publication de Mon livre d'heures, n'a rien perdu de sa lisibilité, de sa force et de son humanité.


Lien : https://www.actualitte.com/a..
Commenter  J’apprécie          10
La Ville

Verhaeren n'avait que les mots, pour transcrire la ville contemporaine et l'influence profonde qu'avaient eue la révolution industrielle, l'extension du chemin de fer, la généralisation de l'éclairage public sur la vie des ouvriers et des notables ; Masereel n'a que le noir et le blanc, mais quelle force !
Lien : https://www.actualitte.com/a..
Commenter  J’apprécie          00
Idée

Si elle porte en elle l’empreinte d’un monde qui sort déboussolé de la première guerre mondiale, cette œuvre métaphorique publiée en 1920 doit se lire avant tout comme un plaidoyer en faveur de la liberté artistique mise en péril par une forme de tyrannie ordinaire. L’aspect rudimentaire du dessin, exécuté sur des planches de bois de poirier creusées à la gouge, renforce l’universalité du message.
Lien : https://www.lemonde.fr/livre..
Commenter  J’apprécie          00


Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Auteurs proches de Frans Masereel
Lecteurs de Frans Masereel (50)Voir plus

Quiz Voir plus

Métro Quiz

🎬 Film français réalisé par François Truffaut sorti en 1980, avec Catherine Deneuve et Gérard Depardieu, c'est ...

Le premier métro
Le dernier métro
L'ultime métro

10 questions
161 lecteurs ont répondu
Thèmes : métro , chanson , romans policiers et polars , cinema , romanCréer un quiz sur cet auteur

{* *}