En déambulant entre les cahutes, chassant les animaux semi-domestiques de son chemin, Auriane ne peut se départir de l'étrange impression de s'être perdue dans une description de Rousseau, témoin d'un peuple originel sans péché ni passion : paradoxalement celui qui s'approche le plus d'une forme simple et pure du bonheur.
elle enfouit son visage contre lui et sanglote, torrent libérateur dont chaque goutte emporte un peu d'amertume, de peur, de solitude et de désespoir.
L'eau salée lave les émotions en ne laissant derrière elle, pour un instant, que la trace humide des regrets sur le sable du temps.
Sur le sentier de terre battue qui sert de rue, quelques cochons noirauds et velus vaquent, reniflent les coins et grognent, et si la référence n'était pas si inquiétante Auriane sourirait en les comparant à une troupe de gendarmes cherchant des indices.
Un peu plus loin, quelques poules jouent le rôle de commères emplumées qui est partout le leur, sous l'œil attentif d'un magnifique coq qui compense son rachitisme asiatique par un exubérant plumage d'or et de feu.
À l’anxiété dans laquelle elle avait vécu la semaine précédente s’était mêlée celle du voyage à venir. Elle n’avait pas eu le temps d’y songer jusque-là, mais une fois installée, des craintes informes l’avaient assaillie. Mal de mer, naufrage, attaques de pirates… tout était possible, sans compter ce qui l’attendait à l’arrivée. Et dont elle n’avait, à dire vrai, qu’une très vague idée. Auriane, souviens-toi que tu as la tête froide, s’était-elle dit en ajustant son corsage devant le petit miroir avant la collation de seize heures. Tu es en mer, la France s’éloigne… tout ira bien, maintenant. Tout ira bien.
L’administration française cherchait à tout prix à renforcer le commerce ; non seulement c’était une occasion idéale d’exporter les surplus de la métropole, mais encore un marché captif malgré les prix élevés, les producteurs locaux étant incapables de fournir les conserves, les vins fins, les petits articles de Paris que les colons s’arrachaient. Cependant, les négociants chinois n’entendaient pas se laisser faire, et l’on voyait déjà apparaître des répliques, de mauvaise qualité mais à bas prix, pour concurrencer les marchandises occidentales.
Auriane est fascinée par la capacité des autochtones à marcher des jours sans s’arrêter. L’enfant approche. Elle a le visage rond des gens de la région, avec un petit nez tout plat et des yeux noirs immenses. Ayant grandi dans la maison d’un Français, elle a suffisamment appris la langue pour servir d’interprète. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la jeune femme a accepté une servante aussi juvénile et inexpérimentée.
Si je pouvais me procurer un costume d’homme, avait-elle songé en voyant avec envie débarquer les jeunes gens en quête d’aventures, je me mêlerais à eux… Tant pis pour la chaleur ! Je marcherais dans les rues, je boirais du rhum, je humerais les épices. Mais ce n’était que rêveries absurdes, bien sûr. Elle avait le visage bien trop fin et les mains bien trop blanches pour passer pour un homme.
Pas question d’arriver avec un teint de Gitane, d’autant que le soleil tue, le soleil rend fou. On le lui a assez répété à Saïgon, or elle refuse de se coiffer du casque colonial. Le ridicule aussi tue. Elle prend son ombrelle et sort sur le pont.
Et ces nausées ! Quelle horreur ! Je ne pouvais rien avaler, j’ai cru mourir mille fois ! – sans laisser à la pauvre enfant le temps de la contredire. Ce qui à vrai dire arrangeait bien Auriane : moins elle aurait à expliquer, mieux cela vaudrait.