
Aujourd’hui, le jardin est triste et lugubre malgré la promesse d’une belle journée ensoleillée qui s’extirpe des entrailles de la nuit.
Le temps est poisseux, sale.
Madame Marie-Louise est morte.
Elle a choisi cette belle nuit du 13 mai pour tirer sa révérence. Sans prévenir.
Le facteur avait un colis pour elle. Il s’est étonné que la sonnette résonne dans le vide. Pas dans les habitudes de la vieille dame cloîtrée.
Je reste planté là, les membres paralysés, le regard figé.
Il est beau ce jardin.
Je m’imprègne des perspectives et figures de style que je me suis efforcé de sculpter au fil des saisons. Avec application, méthode et passion. Ce jardin est aussi un peu le mien. Une sorte de résidence secondaire ouverte sur l’infini. Lorsque je constatais le bonheur que mes travaux procuraient à Madame Marie-Louise, lorsque son œil vif de nonagénaire sémillante pétillait de plaisir, alors j’étais le plus heureux des hommes. Quelque part à mi-chemin entre la satisfaction de l’écolier fier de ramener chez lui un billet d’honneur inespéré et la jouissance de l’artiste dont la nouvelle création reçoit un accueil enthousiaste.
Madame Marie-Louise est morte.
J’écoute mon esprit ressasser cette phrase en boucle. Comme pour m’en convaincre, tant pareille issue avait fini par relever du domaine de l’improbable, de l’incongru. Quand on atteint allègrement et sans avoir l’air de rien, l’âge plus que canonique de quatre-vingt-dix-sept ans, on ne saurait imaginer que le souffle de la vie puisse s’échapper un jour. En tout cas pas avant d’être centenaire. Trop bête d’avoir fait tout ce chemin pour abandonner juste au moment de gravir les dernières marches… Je m’étais persuadé que Madame Marie-Louise nous enterrerait tous. Et je n’étais pas le seul. Tant la vie qui n’en finit pas de s’accrocher nous semble ne jamais devoir disparaître. Innocence de ceux qui refusent de voir la réalité des choses, la fragilité de nos mécaniques usées d’avoir trop donné ou trop souffert.
Saloperie de mécanique ! Au final, elles prennent le dessus sur nos âmes…

Désormais, il ne quitte plus son esprit. Elle le revoit, planté devant elle ce vendredi soir de début septembre, en train de déployer son argumentation délétère, vantant les mérites du nouveau régime, magnifiant la pureté des idées matraquées à longueur de meetings politiques et de propagandes radiophoniques, exacerbant la quête de revanche et la suprématie innée de la race. De sa race. Ses yeux injectés de sang sortent de leurs orbites, sa voix, qu’elle avait trouvée subitement changée, métallique et impersonnelle, martèle chaque mot comme pour tenter de mieux faire pénétrer l’endoctrinement dans son crâne.
Ses phrases sans appel sont autant d’injonctions à rejoindre le mouvement, à le suivre aveuglément, à renoncer à tout au profit de l’essentiel.
Elle ne le reconnaît pas. Elle ne reconnaît pas celui qu’elle aime, l’étudiant spirituel et enthousiaste dont elle est tombée amoureuse il y a un peu plus de trois ans.
Comme si au cours de l’été, il avait subi un lavage de cerveau, une reprogrammation de ses capacités de raisonnement, une altération radicale de son entendement.
Du coup, elle se tait. Stupéfaite par la métamorphose, incapable d’articuler un son, elle sent son sang se vider dans les jambes, la pâleur l’envahir, la désillusion l’accabler.
Avec ce terrible pressentiment que rien ni personne, et encore moins la raison ne pourront venir à bout de la mutation définitive subie par celui qu’elle avait un temps érigé au rang d’homme de sa vie.

- Vous étiez très proche de la défunte, n’est-ce pas ?
Je ne sais si je dois répondre à cette question que je trouve inquisitrice. Le ton soupçonneux utilisé par Bénichou est plutôt déplacé, inconvenant. Je ne sais pas pourquoi je finis par lui répondre.
- C’était une voisine que j’aimais beaucoup. Je la connaissais depuis ma plus tendre enfance. Elle a toujours été présente à toutes les étapes de ma vie : quand j’étais étudiant, quand je me suis marié, quand mon fils est né … c’est un peu comme si je l’avais toujours connue. Il m’arrivait régulièrement d’aller entretenir son jardin…
Je ne veux pas en dire plus. Cette évocation factuelle est loin de traduire la nature profonde de mes sentiments pour Marie-Louise, mais pour un étranger elle me semble amplement suffisante.
- Certainement, Monsieur Lambert, certainement. Cela corrobore quelque peu les échos que j’ai pu avoir de mon frère. Vous devez vous sentir orphelin aujourd’hui, même si, comme l’on dit trivialement, la défunte avait fait son temps, une vie longue et bien remplie de bonnes actions…
Cette dernière phrase me met intérieurement hors de moi. Quel imbécile ! En quoi le fait qu’il ait atteint un âge avancé pouvait-il apaiser la tristesse et le chagrin liés à la perte d’un proche ? Je demeure silencieux. Bénichou toussote, un peu gêné.
- Marie-Louise Thibodo vous lègue en nue propriété un trois pièces de soixante-cinq mètres carrés situé dans le sixième arrondissement de Paris, rue Saint-Sulpice…
Devant mon air hébété, il s’empresse d’ajouter :
- Pas très loin du jardin du Luxembourg… une très belle adresse, à dire vrai !
Je suis doublement stupéfait. Non seulement j’ignorais tout de l’existence de cet appartement, mais la logique aurait voulu que Marie-Louise léguât l’ensemble de ses biens à ses deux neveux et trois nièces. Je m’attendais davantage à hériter d’un objet symbolique, d’une haute valeur affective, un objet du quotidien indissociable de notre histoire commune, un objet partagé, qu’elle aurait ainsi à jamais gravé dans ma mémoire. J’avais imaginé des choses simples, empreintes de cette humilité qui lui ressemblait, mais si riches en charge émotionnelle. Peut-être cette broche opaline en forme de scarabée qu’elle arborait sur sa poitrine, quel que soit le vêtement porté… Ou cette vieille encyclopédie du début du vingtième siècle, ouvrage rare relié plein cuir qui présentait la somme des connaissances de l’époque et que je me plaisais à feuilleter de temps à autre avant l’ère de l’Internet…
- Monsieur Lambert ? Monsieur Lambert ?
Ce notaire m’insupporte. Son ton obséquieux, sa façon de présenter les choses en les enveloppant de faux mystères ou de feintes confidentialités, cet air supérieur qu’il s’attribue pour se donner une importance factice… Il me tarde de prendre congé.
J’accélère l’accomplissement des formalités administratives avant que Bénichou n’ajoute, toujours mielleux et se sentant investi d’une mission divine, presque en chuchotant :
- Madame Thibodo m’avait confié il y a plus de trente ans l’unique trousseau de clés de son appartement. Je vous le remets donc comme elle me l’avait demandé et conformément aux stipulations de son testament. Faites-en bon usage…
Parfois, le silence vaut mieux qu'un long discours.

- Elle ne s’est jamais mariée. Je n’ai pas connu sa famille dont elle me parlait rarement et qui brillait par son absence. Deux neveux et trois nièces, c’est à peu près tout ce que je sais… Elle a mené une vie tranquille dans sa ferme de Saint-Grappin et, selon le concierge de l’immeuble, du jour où elle a quitté Paris, elle n’est plus jamais revenue dans son appartement…
José boit mes paroles. Ses grands yeux noirs légèrement globuleux dardent des invitations impatientes à poursuivre.
- C’était une personne remarquable… Oui, c’est bien l’adjectif qui la qualifie le mieux. Elle m’a transmis sa vision humaniste de la vie, ses valeurs de respect et de tolérance, son attachement aux choses simples, aux joies ordinaires du quotidien. Elle abhorrait le paraître et l’ostentatoire. Elle trouvait que notre société occidentale contemporaine faisait la part trop belle au factice, à l’artificiel, au dévoiement de la pensée et des sentiments.
Mon compagnon de fortune opine du chef. Sa réaction m’encourage à développer.
- Vous voyez, pour elle, croquer à pleines dents dans une reine-claude cueillie à même la branche dans son propre verger, une prune juteuse à en avoir la peau craquelée, tellement fissurée que vous la sentez prête à exploser, tellement offerte que vous en avez déjà le goût en bouche avant de l’avoir faite craquer sous la dent, eh bien pour elle ces instants étaient un pur moment de bonheur, une jouissance absolue. Tout comme malaxer longuement la mie de pain, le lait, les céréales, la semoule de blé pour faire la pâtée pour ses poules ou encore insuffler la vie en arrosant matin et soir les plantes de son jardin et les légumes de son potager… Une personne authentique, sans fard, si vous préférez… Mais pas rustre pour autant, bien au contraire. Raffinée. D’un raffinement subtil affleurant de tout son être, inhérent, correspondant à sa nature profonde.
José acquiesce.
- Je comprends encore mieux tout le bien que m’en a dit mon père. L’occupation, les atrocités nazies, tout cela devait la révolter !
Papa et maman, ils me disent qu'il y a beaucoup de méchants et qu'ils faut se méfier aussi des gens qui ont l'air gentil, parce qu'ils ne le sont peut-être pas finalement ...

Je demeure en arrêt au pied de l’immeuble. Ce n’est pas parce que l’appartement de Marie-Louise en fait partie, mais je trouve cet immeuble haussmannien très beau. La pierre de taille gris clair récemment ravalée l’embellit tout en conservant le caractère historique unique de ce style. J’hésite à entrer, tiraillé entre le désir de découvrir ce lieu secret qui appartenait à celle qui comptait tant pour moi et la crainte de déranger un ordonnancement dans lequel je me sens malgré moi un peu étranger.
Mon atermoiement a dû paraître suspect : le gardien s’avance vers moi et ouvre la grande porte de fer forgé qui protège l’accès.
— Je peux vous aider, Monsieur ?
Le gardien est un petit bonhomme chauve au regard noir mêlé de bienveillance et de méfiance. On le sent en permanence sur ses gardes. Il me conduit au troisième étage par un étroit escalier en colimaçon, tout en bois brut. L’immeuble est bien entretenu, les murs sont propres, le sol impeccablement lessivé du jour.
— Voilà, vous y êtes ! L’appartement de Madame Thibodo… Inoccupé depuis la dernière guerre ! Vous avez les clés ?
Je n’en crois pas mes oreilles. Inoccupé depuis la dernière guerre.
— Comment pouvez-vous être certain que personne ne l’a habité depuis tout ce temps ?
Le gardien fronce les sourcils, visiblement piqué que l’on puisse remettre en doute sa mémoire d’historien de l’immeuble.
— Figurez-vous, cher Monsieur, que j’ai le privilège et l’honneur de veiller sur cet immeuble et sur ses occupants depuis bientôt quarante ans. Et mes parents avant moi. Et que ni eux ni moi n’avons jamais plus revu Marie-Louise Thibodo depuis fin quarante-trois !
Je le fixe, incrédule.
— Mais, les factures, le courrier…
Au ton suave faussement didactique qu’il emploie, le gardien du temple me prend sans doute pour un débile léger.
— Mais Monsieur, une fois par quinzaine je faisais tout suivre à Saint-Grappin, il n’y a rien de plus simple… Et les charges ont toujours été honorées depuis plus de soixante-dix ans ! Et vous, quel est votre lien de parenté avec l’ancienne propriétaire ?
La question m’avait déjà décontenancé chez le notaire. Je l’esquive.
— Je vous remercie, Monsieur… Monsieur ?
— Calvert, Jacques Calvert, pour vous servir.
— Merci encore Monsieur Calvert. Je vais découvrir les lieux tout seul.
Jacques Calvert est visiblement déçu. La contrariété point à travers le rictus qu’il me sert en guise de sourire forcé. Il aurait bien aimé m’accompagner dans mon exploration : curiosité légitime inhérente au métier. Mais je me dispenserai bien volontiers de ses observations et autres commentaires. Je m’assure qu’il est bien redescendu jusqu’au rez-de-chaussée. Je tourne alors lentement la clé dans le barillet. La porte en bois verni grince sur ses gonds. Je cherche l’interrupteur à tâtons. C’est un vieil interrupteur métallique rond pourvu d’un cliquet central. Le va-et-vient demeure sans effet. Madame Marie-Louise, en bonne gestionnaire, a fait couper l’électricité. Mon téléphone portable me servira donc de torche. Le plancher craque. L’air que l’on respire est saturé de poussière. L’atmosphère est sépulcrale. Des toiles d’araignées se déchirent dans mes cheveux, sur mes joues, mes bras… Le spectacle révélé par le faisceau lumineux de mon téléphone me laisse sans voix. Ici, le temps semble s’être immobilisé. Comme si tout était resté en l’état depuis 1943.
Je me fraye un chemin à travers les meubles anciens recouverts d’une épaisse couche de poussière noire et grasse pour atteindre la fenêtre du salon et apporter une lumière naturelle à ce décor d’autrefois. Le papier peint décoré de roses en boutons sur fond vanille est passablement défraîchi et se décolle à certaines extrémités. La déco est chargée, comme un genre de rococo mais tout de même historiquement plus récent… façon Belle Époque, disons. Je découvre un bric-à-brac digne d’une salle des ventes ou de l’antre d’un antiquaire : ici, une gigantesque autruche naturalisée est éventrée, un bonheur-du-jour à psyché en acajou présente de larges traces de griffures sur le côté, un paravent peint à la main troué de toutes parts prétend dissimuler quelque personnage mystérieux ou quelque secret enfoui dans la nuit des temps ; là, des gravures éparpillées à même le sol, des bustes d’écrivains du dix-neuvième siècle, pour la plupart ébréchés à l’exception de celui de Victor Hugo, deux vases de Chine miraculeusement intacts, des liasses de Life et de Match, des rideaux à falbalas arrachés de leurs supports, des bergères Louis XVI, des fleurs séchées, des tapis d’Orient roulés, un miroir à trois faces brisé, une lampe de bureau au globe rectangulaire vert pomme éclaté en son centre… Et puis, sur une vieille table basse en chêne rose d’Amérique où des serviettes de table brodées de dentelle sont dépliées créant du désordre supplémentaire dans ce capharnaüm général, il y a ces deux verres à moitié remplis de ce qui avait dû être un grand cru bordelais hors d’âge. Dans la chambre, en haut de l’armoire à glace, deux valises vides en carton renforcé ont été oubliées. Le grand lit à baldaquins est défait, le broc pour la toilette exhale une odeur nauséabonde d’eau putride. Une robe en laine froissée d’un joli beige velouté est négligemment jetée sur l’épais édredon de soie bordeaux. La tapisserie fleurie de bouquets jaunes et bleus tombe en lambeaux qui pendouillent tristement. Dans la minuscule salle d’eau attenante, une brosse à dents quasi fossilisée repose dans un verre à eau rendu opaque par les traces incrustées de pâte dentaire. Les poils de la brosse sont plus durs que de la pierre. Le calcaire a capturé la blancheur originelle de l’émail du petit lavabo.
Le souvenir du parfait ordonnancement de l’intérieur de la ferme de Madame Marie-Louise à Saint-Grappin me fait douter qu’elle ait pu, à un moment de sa vie, fût-ce dans sa prime jeunesse, vivre dans cet appartement. Certes, le temps qui s’arrête, parce que nous ne l’habitons plus, continue malgré tout, sans relâche, son minutieux travail de destruction. Les couches de poussière et de terre se superposent. Le processus peut prendre des années, des décennies ou des siècles, il est inexorable et transforme nos plus belles réalisations en vestiges épars ou en débris de vie que les archéologues du futur mettront des existences entières à tenter d’extraire et de reconstituer avec plus ou moins de bonheur. Mais dans le cas de cette demeure, l’œuvre du temps n’a pas pu, à elle seule, créer pareil tsunami.
Un léger étourdissement me contraint à m’asseoir sur le rebord du lit, à la recherche d’air frais dans cet environnement qui en a manqué cruellement pendant près de trois-quarts de siècle. C’est alors que je distingue des taches rouge brun incrustées dans le tapis du salon, richement enluminé d’or et de nuances de bleus. Le même type de taches se retrouve ça et là sur la tapisserie passée. De multiples impacts, sans doute créés par des balles, poinçonnent les murs, donnant à voir des cavités plus ou moins profondes en fonction de la résistance du plâtre.
Le temps s’écoule lentement.
Mon esprit se projette à l’époque, imaginant la vie d’alors en ces lieux. Je me représente Madame Marie-Louise dans son intérieur, sous l’Occupation. Je lui construis un quotidien où elle fait face tant bien que mal aux difficultés d’approvisionnement, au défi de la survie en période de pénurie, je lui invente des actes héroïques de résistance, des amitiés choisies parmi les plus fervents défenseurs des libertés, des réunions secrètes à la lumière de la bougie, des pistes brouillées, des exils momentanés forcés. Je lui attribue un rôle d’héroïne qui force mon admiration, comme cela a toujours été le cas depuis ma plus tendre enfance.
Mes yeux se posent par hasard sur un petit coffret laqué jaune et noir fermé par un cadenas rouillé.
Je sais déjà que je vais prolonger mon séjour à Paris.
Autant de questions sans réponses et cette impuissance à saisir le fil des événements me laisse frustré et interdit.
Il existe tant de questions que l'on ne pense pas à poser aux êtres qui nous sont chers quand ils sont encore de ce monde et dont les réponses nous font parfois cruellement défaut lorsqu'ils nous ont quittés.

Il y avait dans la goutte de pluie qui s’abandonnait le long de cette branche chétive à la triste sinuosité déclinante une puissante force vitale rassérénant l’âme. Cette force emplissait l’être contemplatif d’une sensation inégalable de plénitude bienfaisante.
Le silence de la campagne environnante n’était perturbé que par le léger clapotis que produisait la fine pluie matinale se répandant sur les reliefs alentour et par le bruissement à peine perceptible du vent dans les lambeaux de végétation que l’hiver avait bien voulu laisser subsister. Pas la moindre manifestation humaine ou animale ne venait troubler cet instant de recueillement, empreint de méditation nostalgique, à la vue du spectacle simple et éternel de cette goutte de liquide limpide et vive qui épousait en toute confiance la tutelle relative d’une écorce sursitaire. La fraîcheur de l’atmosphère ne parvenait pas à distraire son attention de ce mouvement lent et naturel, solidaire et pourtant inéluctable.
La brume, au loin, par l’enveloppement des horizons imaginés de sa noirceur tourmentée, conférait au paysage un air de crépuscule d’humanité, ce qui renforçait encore l’impression d’extraordinaire inhérente à l’instant. Au Nord, une petite forêt de pins, à peine clairsemée, accentuait l’aspect mystérieux de l’ensemble, comme si quelque peuplade viking conquérante ou quelque sorcier aux pouvoirs redoutables allaient soudain surgir de leur cachette dans un grondement de fureur dévastatrice, avec pour seule ambition de sceller définitivement le sort de ce vieux monde.
La goutte de pluie s’approchait à présent de l’extrémité de sa branche porteuse et le moment où elle s’en détacherait brutalement pour aller se perdre dans le néant constituerait une rupture somme toute acceptable, une sœur jumelle prenant aussitôt le relais afin de perpétuer l’abstraction du témoin.
Plongé dans la contemplation de ce mouvement perpétuel, l’homme ne ressentait plus l’engourdissement conquérant de son corps, tout accaparé qu’il était par cette communion intense de l’esprit avec les manifestations de Dame Nature. Il fixait imperturbablement ces existences éphémères, ces êtres purs et cristallins qui, à peine éclos sur leurs ramifications de fortune, s’en allaient choir dans l’oubli et l’indifférence, seules récompenses de la virginité de leurs âmes.
C’est alors que lui revint en mémoire cette fin de journée d’été à la campagne, trente années auparavant.
Il avait chaud, très chaud même, comme il peut faire chaud parfois dans le Sud-Ouest en plein cœur du mois d’août. Ses genoux couronnés de mercurochrome témoignaient des exploits récents du guerrier sans peur et sans reproches qui l’avaient vu successivement combattre une horde de peaux-rouges belliqueux, un vieux vélo rouillé en guise de monture et un morceau de bois justement façonné par la nature pour toute arme à feu, mais aussi courir à perdre haleine à travers champs et allées, zigzaguant entre les meules de foin pour échapper aux espions de l’autre camp qui l’avaient retenu prisonnier et torturé pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, ou encore tomber foudroyé sur le gravier blanc et inhospitalier sous les tirs nourris de l’armée ennemie envahissant les territoires imaginaires de son empire incommensurable.