Ce fut notre premier jour sur Lyra, une journée bien plus poétique pour mourir. Mais au lieu de ça, j’ai survécu pour entendre le Pr. Madera me diagnostiquer une maladie qui touche les vieux, détruit leur mémoire – la mienne, à coup sûr, mais aussi la mémoire de ce monde tel qu’il fut jadis.
Je regarde par la fenêtre et m’imagine tous mes plus beaux souvenirs, se déployant là, aussi vastes et profonds que l’océan, étincelants de bleu tel un mirage perçant la mêlée des chênes. Je perds l’Atlantique, je perds tout ce qui fait de moi Elle : ces faits qui m’appartiennent.
Avant que je ne puisse trouver une manière intelligente d'en savoir plus, la ville est déjà derrière nous et nous nous engageons sur un pont que je ne reconnais pas. Je m'agrippe au siège de la voiture. Pour rejoindre le continent, il a toujours fallu emprunter un ferry, que les dauphins coursaient ; et puis ce moment ou, passé le coude, Lyra disparaissait dans notre dos. J'avais toujours peur de ce moment, de ce rappel - les corps que j'aimais le plus dans cette vie se laissaient trop facilement engloutir par l'eau.
J'aurai beau ne plus me rappeler mon propre nom, je garderai toujours dans ma mémoire le tracé des taches de rousseur qui ornaient le torse de Gabriel, la façon dont ses mains étaient sculptées et dont elles enveloppaient les miennes, leur côté duveteux et hésitant. J'adorais appuyer sur la peau de son ventre pour faire ressortir la jolie mais discrète formation de ses muscles, juste en dessous. Certains jours il était irlandais, d'autres il était français ; il était fils de gitan, ou peut-être d'un roi espagnol. Gabriel lui-même l'ignorait. La seule certitude, c'est que plus jamais je ne retrouverai son corps - ce corps que j'aimais tant voir se déplacer à la surface de la terre, ce corps né dans la rue sous la constellation du Cygne, comme il disait toujours. Où les morts font leur sortie et les nouveau-nés leur entrée...
"Elle ! crie Simon. Que voulais-tu savoir ?
- Ou allons-nous ? dis-je.
- Chez le médecin, répond-il en se tournant vers moi. On vient juste d'en parler. On va chez le médecin, aujourd'hui."
Je sombre en plein rêve, un rêve de mon jardin empli de roses, le murmure de la fontaine, la douceur d'un ciel à l'éclat printanier. Tout est à nouveau jeune, la terre naïve. Le temps n'a pas encore appris la nouvelle de son passage. J'ouvre dans le tronc d'un chêne une porte qui me révèle un arc-en-ciel de soie. Cachées là, mes robes préférées. Mais en pressant contre mon corps un article couleur perle, je me rends compte que je suis bien plus vieille maintenant que cette précoce saison du monde. Puis la rose brunit et se flétrit. Printemps puis été s'en vont. Cette froide teinte de novembre, avec ses derniers cris de rouge, consume tous les arbres. Le tout avec une telle rapidité, un tel sentiment d'horreur.
C’est la beauté qui fait grandir nos esprits. Et c’est la beauté qui nous défait. Depuis longtemps je me demande si la beauté pourrait exister sans la fin, sans la mort. Si la beauté et la mort ne coïncident pas plutôt, si elles ne dépendent pas l’une de l’autre. Une question que je n’ai pas encore fini de me poser.
Ses mains rampent sur le piano. Il est deja enfermé dans sa musique, loin. « Tu sais quel jour on est, demain nest-ce pas ? »
Je désire tant connaître la réponse. Je la traque dans chaque recoin douloureux de mon cerveau. Si seulement il voulait bien en finir avec la grandiloquence de cette melodie, je pourrais me concentrer suffisamment pour la trouver. Mais du temps commence à passer. Mon regard se perd à nouveau en direction de la fentre donnant sur le jardin, où le scintillernent continue de hanter les arbres - une nouvelle forme de vie qui englobe toutes les feuilles épuisées, mortelles, de l’univers. C’est pas des lucioles, ça, Elle, c'est des fées.
Un jour viendra, dans pas si longtemps, où il n’y aura plus rien à célébrer. Tout s’achève dans la chambre de la mémoire.