Quand Martin démarra, le vieux ouvrit les yeux et sourit. Il avait une certaine douceur dans le regard, déjà avant ce matin, une douceur que Martin n’arrivait pas à concilier avec les histoires de sa mère et son propre vécu.
— Ton doigt, grand-père, dit Martin.
Le vieux lui montra son alliance.
— Celui-là ?
— Oui celui-là.
— Eh bien ?
— Tu l’as perdu comment ?
— On me l’a arraché avec les dents, répondit le vieux.
Martin rigola en secouant la tête. Quand il posa à nouveau les yeux sur le grand-père, celui-ci avait incliné la tête et il l’observait avec intérêt, voire un certain étonnement.
— Ils n'en ont pas pendu assez, nulle part. Ni ici, ni en Allemagne. Ces trois-là ne nous auraient pas manqués.
L'homme qui parlait là, Martin ne le connaissait pas. C'était un homme qui, dans sa grande franchise, se rapprochait des histoires que sa fille racontait sur lui. Un homme dur, intransigeant. Le grand-père poli, un peu trop correct, avait peut-être être résisté au vol, mais pas aux images du Texas, pas aux souvenirs, ni aux vieilles histoires.
Et parallèlement survint cette idée : ils ont tué son ami. Un homme qui avait dormi à côté de lui pendant ces longs mois, avec qui il avait probablement échangé quelques mots tous les jours, qu'il pensait connaître, avait tué son meilleur ami. Martin essayait de s'imaginer la baraque, tous les lits, les odeurs des hommes, les discussions. Chaque jour, le visage de cet homme juste à côté du sien. Et voilà qu’il avait tué l'ami du vieux car je ne sais quel tribunal clandestin en avait décidé ainsi.
Fils ou pas fils. Ça se mérite. Et je vais le mériter. Je vais lui montrer que j'ai compris, que j'ai appris. Dans la douleur, la neige et la glace, le feu, la peur, les cauchemars. Mais j'ai appris. Aucun cerveau n'est imperméable à l’apprentissage, pas le mien, le tien non plus.
Le caporal-chef Bullhaupt a refusé de monter à l’arrière du camion quand un chauffeur noir et des surveillants noirs étaient venus les chercher lui et ses camarades après leur journée de travail dans une usine de boîtes de conserve. Il n’avait pas voulu monter derrière alors que les Noirs étaient assis à l’avant, selon les gardiens. Quand le corporal lui a ordonné de monter dans le camion, le caporal-chef Bullhaupt lui a craché au visage et l’a insulté de dirty negro.
Un type frêle est assis par terre et pleure toutes les larmes de son corps ; un autre, agenouillé devant lui, tente de le raisonner. Une tension plane au-dessus de leurs têtes, comme si une ligne électrique menaçait de les écraser. Franz aperçoit Paul en grande discussion avec un grand baraqué. Quand son ami croise son regard, il lui fait signe de venir.
— Qu’est-ce que… ?
— C’est Hitler, dit Paul, on a tenté d’assassiner Hitler.