Les Maîtres du mystère - L'Intruse d'après le roman d'Henry BORDEAUX
Devant moi les montagnes se réveillaient, s'étiraient, se prélassaient dans une vapeur blonde qui se désagrégeait à mesure que la lumière du jour prenait plus d'éclat. Et cette lumière buvait les gouttes de rosée, infinie multitude de vers luisants posés sur les prés et sur les feuilles des buissons.
- Qu'as-tu, ma chérie ?
- Je n'ai rien.
Je n'ai rien : aucun aveu, plus que ces quatre mots dans leur insignifiance, n'a jamais tourmenté les mères, les amants, ceux qui se penchent sur les profondeurs.
Ils abritent toutes les angoisses, toutes les agonies intimes, ce qu'il faut taire, ce qu'on ne sait pas encore, ce qu'on n'ose pas deviner, ce qui traîtreusement s'introduit dans le bonheur comme le vers dans un fruit ...
Dans la démocratie triomphante la jeunesse proclamait l'inégalité.
On refusait de se solidariser, de s'associer ; on préférait l'ambition solitaire.
Les petits surhommes allaient pulluler ...
Nous rentrons dans la cellule. Quel refuge pour une âme lasse! Une triple enceinte lui garantit la paix qu'elle vient chercher, - pacem invenies, - le cirque des montagnes, la clôture du monastère, celle de la petite demeure séparée. Le chartreux a son travail manuel, ses livres, son oratoire, l'usage de ses mains, de son esprit, de son amour. Il a un coin de nature, il a la solitude où se posséder soi-même, il a Dieu.
Il y a le passé, il y a les souvenirs.
On a beau dire qu'on les emporte : comme les meubles de prix, ils souffrent des déménagements, et bien souvent ce sont eux qui nous retiennent aux mêmes lieux, contre la raison ...
Le capitaine de Bournazel, recueillant le dernier soupir du lieutenant Bureau, avait dit : « Une balle au front. Ne pas souffrir. Ce qu'il y a de mieux.... » Humainement, c'est là une belle mort pour un soldat. Mais au fond de l’homme gît la marque divine. Se redresser mourant pour dépasser son devoir, regarder la mort en face, pour l'accepter, pour accepter ce qui est pire qu'elle, la souffrance qui la précède et l'annonce, se servir de toutes deux et les asservir pour achever l'œuvre de sa vie en rachetant ses erreurs ou ses fautes, confesser ses fautes, à défaut d'un prêtre, à un camarade, comme le font dans les Chansons de geste les preux d'autrefois, connaître l’horreur et l'humiliation, quand on a été le prince de l’élégance sous l’uniforme, des souillures inévitables de la guerre au moment suprême, transformer le sang qui coule en libation offerte au Seigneur, achever l’action en prière, et de la fin naturelle composer le surnaturel holocauste, n'est-ce pas mieux encore, mon capitaine ?...
Il y a seize ans, un cortège s'arrêtait devant cette porte, après avoir traversé comme moi la montagne, mais avec la civière où d'habitude on étend les morts. Un prêtre et une femme accompagnaient le convoi. Et le mourant qui avait pu supporter l'affreux voyage, ou, mieux, qui l'avait ordonné, se souleva pour saluer son dernier refuge.
La peur de vivre c'est de ne mériter ni blâme ni louange. C'est le souci constant, unique, de sa tranquillité. C'est la fuite des responsabilités, des luttes, des risques, de l'effort. C'est d'éviter avec soin le danger, la fatigue, l'exaltation, la passion, l'enthousiasme, le sacrifice, toutes actions violentes et qui troublent et dérangent. C'est de refuser à la vie qui les réclame sa peine et son cœur, sa sueur et son sang. Enfin, c'est de prétendre vivre en limitant la vie, en rognant le destin.
-Préface-
Ainsi fûmes-nous réconciliés parce que la vérité a d'invincibles exigences que l'on ne soupçonne pas tout d'abord et qui nous gouvernent presque malgré nous…
(L'alibi, page 61)
Pour moi, elles ne sont que de beaux décors. Je les ai visitées, toutes les trois, l'Isola Belle, l'Isola Madre et l'île des Pêcheurs, après avoir passé la Maloja et avant de rentrer en France par le Simplon. Cependant elles exercent sur moi une sorte de fascination parce qu'elles appartiennent en quelque manière à un ami que j'ai perdu, à René Boylesve. Il en avait respiré et capté le parfum dans le beau livre qui porte son nom. Il me semble que sur ces bords doucement menacés par l'automne je rencontrerai son fantôme et reprendrai avec lui l'une ou l'autre de ces conversations sur l'amour, sur les femmes, sur les multiples formes de sentir qu'il aimait tant et qui furent interrompues par la mort.
(Le parfum des îles Borromées).