Cependant un autre livre devait pénétrer plus avant dans ma sensibilité et correspondre à cet état d'indépendance et d'affranchissement où je me croyais parvenu. Dans le tas des almanachs apportés par grand-père s'était glissé l'exemplaire des Confessions qui, déjà, m'avait intrigué tout petit et que j'avais pris pour un manuel de piété. L'innocent Messager boiteux de Berne et Vevey conduisait par la main ce JeanJacques dont j'avais entendu parler bien avant de le connaître, comme s'il vivait encore et comme si nous pouvions le rencontrer dans nos courses. Je n'avais jamais lu de lui, au collège, que de courts fragments dont je n'avais rien tiré de personnel. Je me précipitai sur le récit de cette existence tourmentée, mais ce fut tout d'abord du dégoût. Le vol du ruban chez Mme de Vercellis et la lâche accusation qui le suit, certains détails physiologiques que je m'expliquais assez mal, le titre de maman décerné à Mme de Warens, me faisaient l'effet de confidences impudiques et, bien que je fusse tout seul dans la forêt ou couché dans l'herbe sur la crête des monts, je sentais, en les écoutant, la rougeur me monter aux joues. Mon fonds naturel résistait, mais par une pente insensible j'en vins à admirer qu'un homme pût s'humilier ainsi par de tels aveux et, n'en apercevant pas l'orgueil, j'éprouvai le vertige de la vérité.
Livre IV. Chapitre II. L'alpette
Mes frères et sœurs et moi, nous composions le peuple. Dans tout royaume il faut un peuple. Il est vrai que,dans la plupart des maisons d'aujourd'hui, on cherche où le peuple a passé. Le roi et la reine, tristes comme des saules pleureurs, se regardent vieillir avec ennui. Ils n'ont rien à gouverner et ils n'emporteront pas leur couronne. Chez nous, le peuple était nombreux et bruyant. Si vous savez compter, vous n'ignorez déjà plus que nous étions sept, de Mélanie qui me devançait de sept ans jusqu'à Jacques le dernier qui me suivait à six ans de distance.
Nos études ne l’intéressaient pas. Mais elle avait cette culture de l’âme qui communique à l’esprit sa fleur de délicatesse. On en savait toujours assez si l’on était honnête et bon catholique. Et même elle estimait qu’on remplissait de trop bonne heure notre cervelle, et d’un tas de sciences inutiles. L’histoire des païens ne lui disait rien qui vaille, et pour l’arithmétique, elle n’avait jamais su compter. En revanche, notre santé, notre propreté, notre gaieté, étaient son affaire. Elle chantait pour nous endormir, elle chantait pour nous distraire, elle chantait pour nous faire marcher. Ses chansons tintinnabulent dans mes souvenirs. Il y avait une berceuse où nous devenions tour à tour général, cardinal, empereur, et dont le refrain était destiné à nous inspirer de la patience par un avenir si reluisant :
En attendant, sur mes genoux, Beau chérubin, endormez-vous.
II. La dynastie
Au delà de la maison il y avait la ville, en contre−bas comme il convient, et plus loin un grand lac et des montagnes, et plus loin encore, sans doute, le reste du monde. Ce n'étaient que des annexes.
A table, le père commença de s'absorber dans ses pensées dont nous suivions le cours. Nous l'appelions entre nous: le père, comme nous disions la maison. Surprit−il l'angoisse de tous ces visages tendus vers lui? Lut−il dans tous nos yeux l'inscription flétrissante: Villa à vendre? Il nous regarda bien en face tour à tour, et d'un sourire franc il nous rassura. Allons! il gardait son air de chef qui commande. Nous eûmes la sensation qu'il ne pouvait accepter une pareille déchéance. L'appétit et la paix nous revinrent ensemble, et rarement déjeuner fut plus gai que celui−là. Nous goûtions le bien− être de nos nerfs détendus, à l'abri de cette force qui nous protégeait.
Les Maîtres du mystère - L'Intruse d'après le roman d'Henry BORDEAUX