Henry Chang

Ngai jai dor gai, ironisa Jack- les petits sont sournois. Les Chinois disent que les petits sont plus intelligents parce que leur cerveau est plus proche du sol et qu’ils ont donc les pieds sur terre.

Au début, il considérait qu’il ne faisait rien de mal. Il gagnait juste sa vie en prenant des paris. En permettant aux hindaai chinois, aux frères, de nourrir leurs rêves. Les Chinois étaient superstitieux et adoraient parier. Qui étaient les victimes dans tout ça ? Les familles ou les associations qui réglaient en général les problèmes qui survenaient.
Désormais, une douzaine d’années plus tard, sous le coup d’une maladie qui allait lui être fatale, il voyait enfin tout ça pour ce que c’était vraiment.
Une vie menée dans l’illégalité, une vie de péchés imprudents, à titiller le dragon de la chance. Le dragon le dévorait à présent de l’intérieur. Tout faisait partie du même mal. Il participait à la circulation d’argent sale. Celui-là même qui finançait les passeurs d’immigrants clandestins, qui alimentait l’esclavage, la prostitution. Jusqu’à finalement retourner dans les banques, un cercle vicieux sans fin.

Alors que les vieux de la vieille des sociétés chinoises se montraient toujours prudents, les jeunes qui se disputaient les rues voyaient les choses à leur façon : gérer l’argent sale généré par leur trafic.

La femme, la quarantaine, était nerveuse, tandis que l’homme, probablement du même âge même s’il en paraissait davantage, essayait de garder son sang-froid ; tous deux avaient les traits tirés par la fatigue. Jack devinait à quel point les longues heures de labeur les avaient usés, des années qu’ils ne récupéreraient jamais, une génération de sacrifices pour réaliser leur petite part de rêve américain, le Gum San, ou rêve de la Montagne dorée.

Il avait appris que l’Empire romain s’était effondré parce qu’il était devenu trop grand à gérer et que la corruption l’avait rongé comme un cancer.

Bo avait une dette envers ses passeurs, les « têtes de serpent », comme les milliers de gens qui concluaient des accords à trente mille dollars avec des trafiquants chinois pour venir en Amérique. Le marché incluait des faux passeports, des documents frauduleux et parfois la promesse d’un travail. La famille de ces immigrés clandestins, restée en Chine, servait de garantie humaine en cas de non-respect du contrat.

Du Black Friday aux jours précédant Noël, les commerces allaient de pertes en profits. Les publicités pour les soldes et promotions attiraient les consommateurs dans les boutiques et les centres commerciaux, alimentant la folie acheteuse qui supplantait la morale et le message spirituel des fêtes.

Les fêtes de fin d’année lui inspiraient des sentiments contradictoires. C’était certes l’occasion de réjouissances, mais aussi une période très morose pour beaucoup de gens. La ville avait deux facettes – les riches et les pauvres, isolés psychologiquement les uns des autres si ce n’était physiquement.

Une vie menée dans l'illégalité, une vie de péchés imprudents, à titiller le dragon de la chance. Le dragon le dévorait à présent de l'intérieur.

La convoitise et l'accumulation de possessions, le monde matériel, n'apportent que le malheur. La vie est faite de souffrances, et les souffrances proviennent de l'envie, l'envie d'objets, d'espoirs inassouvis. Elimine l'envi et tu élimines la souffrance.

De nos jours, cinquante-neuf ans, c'est trop jeune pour y passer.
Les quatre mois qu'il lui restait n'étaient pas suffisants.
Oublie tout ça, conclut-il épuisé. Un jour ou l'autre, on finit tous par mourir. (...)
C'était plus douloureux d'essayer de rester en vie que d'accepter de mourir. Ses pensées commencèrent à dériver, loin, il avait l'impression à la fois de planer et d'avoir le tournis. Ça se propageait, désormais. Il sentait son cancer dans son sang, comme s'il payait pour ses péchés, sa vie en chute libre, dégringolant en spirale, sans défense ni espoir.

- Sans compter que c'est le soir de Noël, ajouta Jack, guère surpris de voir émerger des cas d'abus d'alcool ou de disputes conjugales en cette période de fêtes, démontrant à quel point les gens étaient fragiles et tordus, à se prendre le bec pour tout et n'importe quoi.

Dans la vie d'un flic, plus il côtoie de tragédies, plus ça déteint sur lui, devient une part de lui-même. Confrontés à trop d'horreurs, certains policiers en viennent à retourner leur arme contre eux-mêmes.

Il entendait encore les mots de son père. "Chaai lo ah ? Tu es flic maintenant ?" avait-il ironisé quand Jack avait endossé l'uniforme bleu. "Un Chinois ne devient pas flic. La police, c'est pire que les escrocs. Tout le monde sait qu'ils s'en mettent plein les poches. Nei cheega, tu es fou, tu as perdu la tête de jook-sing - de natif américain. Je ne t'ai pas élevé pour que tu deviennes un kai dai - un pourri écervelé - et qu'ils t'utilisent contres les tiens."
"Je n'ai jamais accepté aucun pot-de-vin". Jack n'avait pas eu l'occasion de le dire à son père.

Dans le Lower East Side, ou "Loisaida", pour les habitants de la Neuvième Circonscription, les fêtes de fin d'année se limitaient à la soupe populaire, aux banques alimentaires et au centre d'accueil de la Bowery Mission où les pauvres et les familles sans abri ni ressources se réjouissaient d'avoir droit à la dinde traditionnelle avec les garnitures habituelles, au même titre que le reste de la population qui rendait grâce à Dieu. Les hospices Holy Cross, St. Mary ou St Mark: les distributions de repas à travers la circonscription leur donnaient de quoi être reconnaissants, au moins ce jour-là.
Les fêtes les rappelaient à leur dure réalité; l'étalage de célébrations joyeuses et de manifestations religieuses et commerciales ne les concernait pas. Pour eux, ce n'était q'une année de galère de plus.

Les Chinois disent que les petits sont plus intelligents parce que leur cerveau est plus proche du sol et qu'ils ont donc les pieds sur terre.

Désormais, une douzaine d'années plus tard, sous le coup d'une maladie qui allait lui être fatale, il voyait enfin tout ça pour ce que c'était vraiment.
Une vie menée dans l'illégalité, une vie de péchés imprudents, à titiller le dragon de la chance. Le dragon le dévorait à présent de l'intérieur. Tout faisait partie du même mal. Il participait à la circulation d'argent sale. Celui-là même qui finançait les passeurs d'immigrants clandestins, qui alimentait l'esclavage, la prostitution. Jusqu'à finalement retourner dans les banques, un cercle vicieux sans fin.

Les meurtriers étaient des diables noirs hok kwee, des jeunes trop paresseux ou trop stupides pour réussir à l'école, le cerveau ramolli par la drogue et l'alcool, le cœur dévoré par le racisme et la haine, des âmes d'animaux consumées par la convoitise et la violence.
Les psychologues eux-mêmes étaient atterrés.
Le mot sociopathe n'existe pas en chinois, c'était donc un concept que les parents ne pouvaient pas comprendre. Comment des êtres humains peuvent-ils commettre de telles atrocités ? Sauf, bien sûr, s'ils ne sont pas des êtres humains mais des m'hai yun, une espèce inférieure.
Que pouvaient dire les psychologues ? Rien de tout ça n'avait de sens.

Des souvenirs.
C'est à ça qu'il se raccrochait désormais, aux souvenirs, réfléchissant aux étapes de sa vie qui l'avaient mené jusque-là. Assis seul sur un banc sous les arbres nus, il serra dans sa main le talisman de compassion bouddhiste et contempla les jours qu'il lui restait à vivre.

- Je l'ai entendu dire à un autre sergent que les flics chinetoques valaient pas mieux que les fillettes.
Jack savait que ça faisait référence aux femmes flics.
- D'après lui, on est petits et gringalets, poursuivit Wong, et il ne nous fait pas confiance en cas de course-poursuite ou de fusillade. (Il secoua la tête avec dédain avant de reprendre : ) Dixit un type qui pèse plus de cent trente kilos et ne pourrait pas courir après un individu en fauteuil roulant sans faire une attaque.