Citations de Hernán Rivera Letelier (78)
A la mine, cependant, lorsqu'en plein travail venait me visiter le duende* - je n'avais pas de muse mais le duende-, je griffonnais mes vers sur le papier dans lequel j'enveloppais le pain et la mortadelle, puis je reprenais la pelle, le pic, ou je cognais sur les traverses avec une masse de vinq-cinq livres.
* Esprit follet, lutin, génie, être fantastique des contes, aucun mot à lui tout seul ne peut traduire la polysémie de duende, cher à Federico García Lorca. Le duende est aussi une épiphanie, l'inspiration, un instant de grâce indicible et mystérieux par lequel l'artiste franchit les limites de son art.
Je le rendis avec la conviction absolue que, si un livre déniché sur l'étagère la plus inaccessible d'une bibliothèque perdue dans le désert était capable de bouleverser - sauver - la vie d'un homme - d'un seul -, rien que pour ça il valait la peine d'avoir été écrit. Et qu'il valait la peine d'écrire n'importe quel livre.
Enfant, je croyais que les poètes étaient tous morts. Ou qu'ils étaient des entités sublimes, quasi incorporelles. Il me paraissait impossible que quelqu'un écrivant des choses aussi belles tousse, par exemple, ou crache, ou saigne du nez. Je n'avais jamais vu un poète en chair et en os et la probabilité d'en voir un dans le désert me semblait aussi improbable que de rencontrer un ours polaire batifolant dans la réverbération des sables brûlants. Non, je n'étais pas poète, juste un païen s'efforçant de griffer le tissage de la beauté avec un crayon Faber n°2 sur les pages d'un cahier quadrillé.
Mais je lisais surtout de la poésie. Outre les poètes nationaux, classés à part, je découvris et lus presque toute la Génération espagnole de 27, les García Lorca, Alberti, Cernuda (ce n'était pas pour rien que le premier administrateur de la Compagnie avait été un Espagnol) et quelques poètes du Siècle d'or.
Le jeune n'avait pas de style, mais il dégageait une force et du nerf quasi animal. C'était un "amant à l'état brut", comme disait Mañungo.
J'étais un cinéphile acharné et j'attendais depuis longtemps de voir Les hommes préfèrent les blondes, mais à cet instant cela m'était devenu égal : chaque page de mon livre était un écran de cinéma; chaque vers, un photogramme; chaque strophe une scène; chaque poème, un nouveau film, magnifique, émouvant.
En prenant soin de ne pas trop l'ouvrir pour ne pas l'abîmer, anxieux, le coeur battant, je lisais ces vers, parfois pas très bons, avec l'avidité d'un homme perdu dans la pampa léchant des gouttes de rosée dans le creux d'une pierre.
Mais, par-dessus tout, je sentis dans mes tripes la certitude absolue que j'allais moi aussi écrire un roman. Mon sujet serait, bien évidemment, le désert d'Atacama.J'en décrirais la solitude de planète abandonnée, son silence assourdissant, ses mirages bleus criminels; je raconterais la geste de ces hommes qui, avec une gourde d'eau pour le chemin et leur propre ombre pour seul abri, avaient conquis ces contrées infernales; je suivrais le fil de leurs vies de sacrifice, je témoignerais de leurs rêves, de leurs espoirs, de leurs joies et leurs peines; je raconterais leurs grèves, leurs manifestations, leurs pitances collectives, les féroces massacres où ils succombèrent maintes fois.
Je décrirais leurs foyers misérables, leurs gargotes, leurs places empierrées; je raconterais leurs fêtes, leurs amours, leurs mythes et légendes (...)
( p.105)
La lecture d'" Adán Buenosayres" me fit renoncer à ce qui était jusque-là un dogme absolu: que le roman, c'était bon pour les imbéciles. Jusqu'à ce moment, je ne croyais qu'en la poésie. Au pouvoir du mot.
( p.104)
(***À propos de "Adán Buenosayres" de Leopoldo Marechal)
Je le rendis avec la conviction absolue que, si un livre déniché sur l'étagère la plus inaccessible d'une bibliothèque perdue dans le désert était capable de bouleverser-sauver- la vie d'un homme- d'un seul-, rien que pour ça il valait la peine d'avoir été écrit. Et qu'il valait la peine d'écrire n'importe quel livre.
Pendant mes années à Pedro De Valdivia, je relus plusieurs fois
" Adán Buenosayres".Et peu avant la fermeture de la Compagnie qui allait devenir un autre de ces villages fantômes éparpillés dans le désert, je me rendis à la bibliothèque et l'empruntai une dernière fois.Sur la carte de prêt ne figurait que mon nom, écrit sept fois, alors je n'ai pas hésité un instant:
Ce livre est à moi, me suis-je dit.
Et je l'ai volé.
( p.104)
Pendant les six journées de travail j'emportai le livre, des navires à la mine, de la mine aux navires. J'étais ébloui. La semaine terminée, je rendis le livre, lu et relu.
Je le rendis avec la conviction absolue que, si un livre déniché sur l'étagère la plus inaccessible d'une bibliothèque perdue dans le désert était capable de bouleverser - sauver - la vie d'un homme - d'un seul -, rien que pour ça il valait la peine d'avoir été écrit. Et qu'il valait la peine d'écrire n'importe quel livre.
Ce que j'aimais le plus, c'était m'enfoncer dans le solitude âpre et silencieuse des montagnes; je voulais être seul pour parler en toute liberté avec mon duende. Et maintenant, désespéré comme je l'étais, j'aurais voulu en faire autant: m’éloigner dans le désert, loin de la Compagnie, à la recherche du duende de mon enfance, et, assis sur une pierre, lui parler. Mais je ne faisais que m'enfermer pour écrire.
Écrire était peut-être une autre façon de converser avec mon duende.
Je travaillais chaque mot comme si en dépendaient non seulement mon avenir comme poète, mais le cours même des astres tournant dans l'univers.
C'est ça, pensais-je, l'esprit enflammé, la seule façon d’écrire la poésie.
Le boxeur et moi étions aussi différents qu'une pierre du désert et une pierre de rivière, mais nous sommes devenus bons amis. Selon les copains de l'équipe, l'un représentait la force et l'autre la jugeote.
Benavene ne savait pas encore que ce qui me plaisait le plus dans la vie était la marche, car c'était en marchant que me venaient les meilleurs idées, mes meilleurs vers.
La première fois que je suis entré dans la bibliothèque, j'ai été comme étourdi. J'avais du mal à croire ce que je voyais: étagères, tablettes, rayonnages remplis de livres. Des livres grands, petits, minces, épais; des livres à la couverture dure ou souple, avec ou sans dos; des livres avec jaquettes de toutes les couleurs. Des livres, des livres, encore plus de livres. Et pour compléter le tableau, des chaises et des tables pour s'installer dans ce petit silence bleuté, niché dans le grand silence incolore du désert, qui invitait au plaisir inégalable de la lecture.
chaque page de mon livre était un écran de cinéma; chaque vers, un photogramme; chaque strophe, une scène; chaque poème, un nouveau film, magnifique, émouvant.
J'avais commencé à écrire des poèmes dans le campement où j'avais grandi et j'en étais à l'étape du premier amour, où les incidents les plus banals et à ras de terre prennent, aux yeux d'oiseau du jeune poète, le lustre du lyrisme, le vertige de la découverte.
…. si un livre déniché sur l’étagère la plus inaccessible d’une bibliothèque perdue dans le désert était capable de bouleverser – sauver – la vie d’un homme – d’un seul –, rien que pour ça il valait la peine d’avoir été écrit.
Toutefois, personne à la mine n'était au courant que j'écrivais de la poésie.Et je veillais à ce que personne ne le sache
Pour ces gaillards venus des campagnes du Sud, aux mains dures comme des charrues , tous de braves types mais la plupart sans éducation, écrire des vers était un truc de femmes
Ou de petits messieurs délicats .De sorte que j'écrivais et planquais mes poèmes comme s'ils étaient les preuves accablantes d'un délit puni de prison.
( p.28)