Lorsqu'il était enfin sorti des engrenages, il n'était plus un être capable d'émettre un son. Il n'avait plus le même aspect. Il en était arrivé là alors qu'il avait vraiment travaillé dur. C'est tout. C'était tout ce qu'il était devenu. Vois-tu, quand un humain n'est plus une entité, même petite, quand il est détruit, cassé, devenu un petit tas informe, où doit-on dire qu'il est ? Qu'est-ce qu'on doit dire qu'il est ? Quand on ne peut plus faire la différence entre le cou que j'avais effleuré, les épaules auxquelles je m'étais pendue, les coudes que j'avais touchés, les yeux que j'avais scrutés, le menton rond, la tête chaude que j'avais caressée, la voix qui appelait mon prénom ainsi que les vôtres, le corps d'où elle sortait, mon amour, qui pensait, se souvenait, sentait, le corps de mon amour, quand ce corps, quand ce corps s'est écoulé sous une forme qui ne pouvait plus être un corps, alors où était-il ?
Où est son âme ?
Où dois-je croire qu'elle est ?
Et c'était reparti, il valait mieux se marier et avoir des enfants le plus tôt possible. Nous sommes restées muettes à l'écouter discourir avec assurance jusqu'à sa conclusion insolite, selon laquelle être patriote, ce n'était pas autre chose dans ce pays où le nombre des naissances était en baisse, mettant ainsi l'économie en péril.
Ai-je bien fait de naître ?
Chagû chagû
Chagû chagû chagû
Que signifie sentir cela par le corps ? Ma mère aussi a dû en faire l'expérience. Chagû chagû, ça a dû raisonner ainsi. Le résultat, c'est moi, na, "marmite", et cette pensée me fait éclater de rire. Quand j'arrête de rire au bout d'un moment, j'ai les larmes aux yeux et je me sens seul. Je suis Na Ki. Que ressentait ma mère quand elle m'a mis au monde ? Ai-je bien fait de naître ?
Enseignant dans un cours privé, employé affecté au stationnement, vendeur, mes anciens condisciples qui jadis tuaient leur ennui en me passant à tabac déclinaient leurs professions comme autant de boulots minables tout en proférant sans cesse des injures. Ils injuriaient le monde, injuriaient la bouffe de mauvaise qualité, injuriaient les petits, injuriaient les obsèques, injuriaient les vieux et s'injuriaient mutuellement.
Quand je me retrouve devant ce genre de paysages, je finis toujours par me dire que les êtres humains sont vraiment des créatures étranges.
Comment ça ?
Ils font tellement de bruit pour rien, s'agitent dans tous les sens et sont tellement violents, de tellement de manières différentes.
Tout ça m'évoque plutôt la vie en ville;
En ville ? Après avoir réfléchi un moment, Mujae s'est mis à rire. En tout cas, ce qu'il y a d’apaisant avec des paysages comme celui-là, c'est qu'ils sont à l'écart des humains.
Mais tout en avançant très vite, je n'ai jamais couru. J'avais l'impression que je ne devais pas courir. C'était comme ça. Je me suis dit qu'il allait se passer quelque chose. Quelque chose au bout du chemin que j'empruntais. Cela s'était peut-être déjà produit ou s'apprêtait à se produire, mais si je courais, cela se produirait. Après, les choses auraient été irréversibles. C'est ce que j'ai pensé, sans savoir de quoi il s'agissait.
C'était vraiment bon.
Pourtant il n'y avait aucun plat spécial.
Quel est le secret ? lui ai-je demandé. Après m'avoir lancé un regard, elle m'a répondu, L'expérience. Je lui ai demandé si elle parlait de l'âge, elle a répondu que ce n'était pas que cela.
Les mains d'une mère qui a nourri son petit.
Ce genre d'expérience, a-t-elle ajouté.
Détruite n'est peut-être pas le mot qui convient à son état actuel. Au contraire, ne serait-il pas plus exact de dire qu'elle s'est accomplie, perfectionnée ? Sur une longue période, progressivement et silencieusement, elle a perfectionné sa souffrance qui est devenue parfaite. Puis elle l'a endossé comme une carapace.
Quand les bonnes choses apparaissent, les gens s’excitent, s’exclament.
Si les bonnes choses sont aussi bien accueillies, c’est parce qu’elles sont rares.
C’est parce qu’il n’y a pas beaucoup de bonnes choses en ce monde qu’elles sont appréciées et glorifiées.
Il n’y en a pas beaucoup de bonnes choses. Il ne faut donc pas vivre en les espérant.
Plus on espère , plus on est déçu, plus on souffre.
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Si j’ai mal, l’autre peut aussi avoir mal. Il faut faire le lien et penser comme il faut.
Mais faire le lien ne se produit peut être pas aussi naturellement. On peut presque dire qu’au contraire, il est beaucoup plus naturel de vivre en ignorant ce genre de choses. C’est pour cela qu’il faut le graver dans sa mémoire. Sans cela on oublie.
Si on oublie, on devient un monstre.
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