Il suffit de peu de choses pour qu’une vie bascule : celle de Benjamin a radicalement changé à cause d’un petit short bleu trop petit. Benjaminquejetaime et Julienquejetaime sont des frères jumeaux heureux, complices, qui partagent avec leur mère une relation fusionnelle. Ils ont huit ans et les souvenirs ne sont que ceux du bonheur. Oh ! bien sûr, parfois, ils ont un peu honte de cette mère solaire qui peut danser dans la rue sans raison, ou qui s’enfuit d’un bar sans payer, juste pour connaître la sensation que ça fait. Une mère qui fait sans le père, qui fait sans son rêve, celui d’être actrice, mais qui se consacre à ses fils, ses puits d’amour qu’elle crée chaque jour pour eux. Mais le voyage à Venise sonne la fin des heures gaies : Benjamin, mauvaise tête de devoir porter un short trop petit, refuse le cioccalato con pane que sa mère adore et veut partager avec eux. Il sort du café sur la place Saint Marc. Et le voilà soudainement plaqué contre un ceinturon qui lui laissera une marque à vie sur le menton, avec un mouchoir chloroformé sous le nez. Benjaminquejetaime disparaît. Un nouvel horizon s’ouvre à lui : celui du Gargouilleur.
Quarante ans plus tard, Benjamin réapparaît. Il est sur le banc des accusés. Au tribunal, on l’observe comme une bête curieuse. Dégoût, compassion ? comment le regardera-t-on ? Et Julien, comment réagira-t-il à la réapparition de son frère ? Que pensera-t-il de son parcours ? Mais surtout, une question : pourquoi Benjamin ne s’est pas enfui plus tôt ? Et pourquoi n’a-t-il pas refait surface auprès de sa famille chérie ?
Car à Bari, où le Gargouilleur l’a séquestré, Benjamin est devenu son « enfant chéri ». Dans cette maison qui voisinait un chemin de fer, il était parfois laissé seul, en compagnie d’une femme, une « vieille » filiforme aux chevilles graisseuses, qui vit sous la coupe du Gargouilleur, qui s’occupe du foyer en se taisant avec obstination. L’enfant lui refuse toute affection, prend un malin plaisir à ne pas manifester ses émotions, à s’interdire de trouver bon ce qu’elle prépare. Ce n’est pas sa mère, et toute trace d’affection qu’il pourrait lui montrer serait une trahison. Le monde de Benjamin se réduit de manière drastique : une chambre où il a l’ultime privilège de choisir le papier peint, une baignoire dans laquelle il s’immerge totalement, toujours dans la tentation de ne pas reprendre son souffle, dans une eau qui ne sera jamais assez chaude pour le laver. Car Benjamin est plus que sale, il est impur. Une impureté qu’il veut fuir mais dans laquelle il se réfugie aussi, dans ce bain, il aime y pisser, et demeurer dans sa pisse. Comme le porc qu’il est devenu. Avec son bourreau, il découpe et compile des articles de presse sur le cyclisme. Obstinément, il traque tout ce qui concerne le vélo, cherche à satisfaire son kidnappeur, à détourner son attention de lui : les minutes que le Gargouilleur consacre à ses articles sont autant de minutes en moins qu’il passera dans la chambre de Benjamin. Lentement, dans un glissement presque naturel, de victime, il se fait complice. Il part sur les routes avec le Gargouilleur, traverse l’Italie, et l’aide à attirer des jeunes enfants dans les filets du prédateur. Qui se méfie d’un père qui se promène au parc avec son fils ? Même les gendarmes s’y laissent prendre, alors que leur victime est assoupie sur les sièges arrières de la voiture.
Et puis un jour, cinq ans plus tard, la fuite. D’abord Rome, où celui qui a désormais treize ans se débrouille pour vivre : prostitution, cambriolage ? Mais Rome ne le sépare pas assez de l’influence de son kidnappeur. De ce qu’il a implanté en lui. Ce sera le Mexique, où il deviendra le gigolo d’une femme qui a le double de son âge et une enfant de huit ans, Marie. En échange de ses services sexuels et de cours de langue pour sa fille, Benjamin peut vivre à leurs côtés. Il n’est pas question d’amour, de toute façon, Benjamin est bien trop sale pour aimer. Et ses regards sont toujours tournés vers Marie, Marie qu’il aime regarder dormir avant de rejoindre sa mère dans sa chambre. Marie qui devient de plus en plus désirable, et un désir qu’il a de plus en plus de mal à contenir. Alors il faut fuir, encore. Encore plus loin.
Ce sera le Yucatán, une région reculée, peu de monde, peu de tentation. Nature sauvage, comme la sienne. Nature dangereuse, comme lui. Pourtant, même dans ce lieu reculé, il assiste un soir aux ébats d’un couple indien, puis à l’accouchement de la femme. C’est une fille, et le couple l’invite avec eux, comme un parrain. Il nomme l’enfant, Régia. Ensemble, ils monteront un restaurant sur la côte. Il va pêcher des langoustes, c’est le seul mets qu’ils proposent et le restaurant ne désemplit jamais. C’est une sorte de paradis qu’il s’est reconstitué. Une vie sauvage, comme une tentative de retrouver son « état de nature », de retrouver l’homme non corrompu par la société. Mais même au paradis, le temps s’écoule. Et Régia, dont il est un deuxième père, a huit ans. Il remarque que son corps a changé, qu’il s’est allongé, creusé. Quand il la prend dans ses bras, l’innocence des débuts est balayée par le désir naissant pour ce corps qui se forme, qui se presse contre lui, inconscient, en recherche d’affection, pure et innocente. Le monstre en Benjamin a faim. Et le désir une tempête incontrôlable…
UnPur, c’est la longue confession de Benjamin, un aveu et une plongée dans la psyché d’un homme, à présent âgé de cinquante ans, qui se décide enfin à parler à son frère jumeau après quarante ans de silence. Car bien plus que de connaître les raisons qui l’ont mené devant une cour de justice, ce qui tient le lecteur en haleine c’est la raison pour laquelle, alors que sa vie précédente n’était que bonheur, Benjamin n’est pas retourné dans sa famille après sa fuite. Et quand celle-ci nous est enfin dévoilée, elle révèle toute la pureté et la naïveté d’un enfant de huit ans dans le corps d’un homme de cinquante ans dévoré par une culpabilité indépassable. UnPur, un rapprochement entre l’article et le substantif, pour nous faire entendre le déchirement de Benjamin : un pur, l’enfant innocent dont on a volé l’enfance, et un impur, l’être contaminé par le Gargouilleur, aux pulsions malsaines auxquelles il ne résiste que difficilement.
Dans une langue froide et clinique, Benjamin nous raconte le parcours d’un être brisé, d’une enfance qui s’est arrêtée trop tôt, trop violemment. Et de l’adulte que l’on devient, prisonnier entre la culpabilité et le monstre que l’on sent en soi. C’est aussi le récit d’un égoïsme, car dans sa douleur et sa souffrance, Benjamin oublie celle de son frère ; comment même pourrait-il la concevoir, l’imaginer ? Car le Gargouilleur n’a pas seulement détruit un être, mais toute une famille. On en a quelques bribes à travers la confession de Benjamin, des faits qui lui sont parvenus par Julien, qui avait tenté de renouer le contact mais qui s’était cogné à un mur de silence, presque d’indifférence. À la réalité sombre de Benjamin, à l’obscurité qui abrite son âme, succède alors la réalité amère de Julien, une dernière voix déchirante, celle de l’homme à qui l’on a aussi arraché brutalement son enfance, son insouciance, et qui a affronté seul les conséquences de l’enlèvement de son jumeau.
UnPur est le roman de l’indicible. Un texte qui aborde un sujet sensible, et qui évite l’écueil du manichéisme. C’est avec une certaine subtilité qu’Isabelle Desesquelles nous décrit l’âme humaine et ses tourments. La lutte de Benjamin contre lui-même est puissante et épuisante. Jusqu’au bout, le lecteur marche sur un fil et risque de basculer dans le vide : la confession de Benjamin est-elle réelle, les ellipses et les nombreux retours en arrière peuvent nous faire douter. Benjamin assouvit-il les fantasmes malsains qui le traversent ou imagine-t-il son parcours criminel pour mieux matérialiser le monstre qu’il croit être devenu ? Est-il condamné, jusqu’à la fin, à guetter, dans une attente interminable, suppliciante, le moment où il deviendra lui-même un voleur d’enfance ?
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