Citations de Jacques Ancet (224)
JE NE CONTINUE PAS…
Je ne continue pas, je recommence. Il y a ce qui est
là, qui n’y est plus, qui y est. Des visages mouvants,
arrêtés. Il y a ce qui me porte et m’emporte, ce qui
me lâche dans la stupeur. Et mon regard est tous
les regards. Et tout est regard. Et tout me traverse.
Et rien qui reste. Et tout qui revient.
JE TOURNE…
Je tourne les yeux vers ce que je ne vois pas. Ce que
je vois m’accable. Trop d’images pour mon regard.
Trop de mots pour mon silence. J’entends ce que je
n’écoute pas. C’est là, tout près, comme un
chuchotement. Une sorte d’eau qui coule. Quelque
chose d’obscur, de tenace qui me souffle ce que je
ne sais pas dire. La lumière revient. Elle ne
m’éclaire pas.
JE M’ACCROCHE…
Je m’accroche. Je m’agrippe à ce rien que je vois.
Tache de lumière, vert du pré, genoux croisés — et
cette heure de l’horloge que je n’arrive plus à lire.
Entre-temps, tout a basculé. La tache de lumière, le
vert du pré, les genoux l’heure ne sont plus les
mêmes. Ni les yeux qui les fixent. Ni cette bouche
qui articule mes mots. Ni ce je qui un instant les
fait tenir ensemble.
JE CHERCHE
Je cherche. La pluie, le vent m’accompagnent. J’ai
oublié pourquoi je suis ici, au milieu de ce champ,
les pieds dans la boue. J’ai oublié mes mains et mes
yeux. J’ai oublié que j’ai oublié. Je suis là,
simplement, dans l’humide et le froid. À regarder
venir ce que je ne veux pas voir.
En attendant. On s'est remis à compter :
les têtes et les feuilles, les heures et les ombres.
Les livres, eux, ressemblent aux livres
sauf si on les ouvre. Dans les yeux
le monde est une goutte de feu.
Des noms y brûlent. Quand ils s'éteignent
on a cru voir quelque chose.
(Les travaux de l'infime)
On est là, en équilibre.
La lumière est traversée
d'ombres brèves. On reste un peu encore
pour l'espace, les branches, le merle,
pour les corps un instant dans le jour
sans nom, pour ce qui ne revient pas.
On reste encore un peu pour ce qui reste.
(Les travaux de l'infime)
Ce qu'on entend est sans mot. On en cherche un
pour comprendre. Il y a comme un goutte-à-goutte
quelque part. Tout près, un bruissement
ou, moins, un souffle. On s'est arrêté
de bouger. La main, le pied, la tête
sont comme dans le sommeil. Le corps attend.
Quelque chose vient, on le sait.
(Les travaux de l'infime)
On écrit les dates. La neige les couvre.
Les choses sortent d'une lueur pâle.
Elles sont nettes et montrent leur face
cachée. On les reconnaît à peine.
Terre et ciel ont échangé leurs noms.
Des oiseaux tombent comme des pierres.
Le silence ressemble à la peur.
(Les travaux de l'infime)
Écrire c’est être traversé.
UN MORCEAU DE LUMIÈRE
J’écris des dates
le temps les traverse
ne laisse qu’un peu de poudre humide
parfois les feuilles remuent
le ciel n’est pas le ciel
le jour est un reste de regard.
Le nom
Extrait 2
Le monde vit avec son ciel ;
Toutes nouvelles sont les feuilles ;
Et les fleurs du pommier
Plus belles que neige, sans vent,
Tombent en abondance ;
L’herbe offre à l’amour
Le songe, et l’air
Qu’on respire est délice.
L’homme lui-même semble,
Toi immobile, entre les autres,
Un arbre de plus, un ami
Enfin en paix, la seule
Paix de toute la terre.
Recueille ton âme, et regarde ;
Peu regardent le monde.
La réalité que personne
Ne voit, attend, patiente,
Telle une jeune créature,
Un miroir en des yeux
Pleins d’amour. Pas un mot.
En cet instant toute
Expression humaine devient
Superflue ; seul un nom
Pensé, mais non pas dit
(Avril, avril), le cerne
En sa perfection et lui donne
L’Unique forme qui suffit.
Le nom
Extrait 1
Tranquille vienne ton pas
Sur la terre, où
Brille d’une ombre rouge
Ce hêtre, et proche
Avec son ombre d’or
Ce châtaignier, sous la caresse
De la lumière même. Passe
Cette heure avec toi-même
Seul à seul, comme si c’était
La dernière heure,
La première, peut-être
Seuil de mort ou de vie,
Tandis que l’après-midi tourne
Indicible douceur
Et beauté indicible.
…
VOIR
II
Mêmes lieux, même lumière.
La voix à côté : on peut
la comprendre. Mais non. Une autre
parle plus près. On l’écoute.
Le silence est plus profond.
La neige comme une métaphore.
Dans les yeux, des mots se pressent.
Les énumérer ne sert à rien.
On dit quand même : bol, gel, pied.
Que voit-on qu’on ne voit pas ?
Que voit-on dans le jour bas ?
L’attente est blanche. On se serre
entre hier et demain. Ici
dans un instant de doigts froids.
Le présent est sans visage.
Le peu qu’on entend des voix
est un chemin vers ce qu’on
ne sait pas. La main se pose
sur la main. Les choses perdent
leur nom. L’heure n’est plus l’heure.
LAISSER DIRE
I
Extrait 4
Laisser le jour, laisser la nuit. Laisser le temps, laisser le fil et le gravier,
Ce qui s’approche qu’on ne voit ni n’entend. Une sorte de floraison invisible.
C’est le printemps, dit une voix. Mais non. Ça n’a ni herbe ni fleurs. C’est
à la fois
Obscur et transparent. Un souffle sans air, un pas sans pied — va savoir.
*
LAISSER DIRE
I
Extrait 3
On voudrait que ça ne cesse de parler. Comme des vagues, une à une,
Qui déposeraient sur le silence tout ce qu’on n’a pas su dire, ces petits
riens,
Ce cri de la vie multiplié qu’on entend là- bas, ici, hier, demain, dehors,
dedans,
De partout et nulle part et qui vous traverse tellement que vous n’avez
plus de bouche.
*
LAISSER DIRE
I
Extrait 2
On laisse. La lumière pousse sous les yeux, la voix glisse entre les dents.
Dehors, la beauté ressemble à une image. Mais c’est dedans qu’elle est
cachée.
Ce qu’on voit on l’écoute, mot à mot, l’inquiétude légère, la douleur,
La montagne gonflée, rayée de vols, le temps qui vous regarde de ses
pupilles vides.
*
LAISSER DIRE
I
Extrait 1
On ne sait pas laisser dire. On dit ou on laisse. On ne fait pas les deux.
La nuit, par exemple. Laisser dire la nuit. La lueur de la pierre et l’étoile.
Laisser dire ce qu’on ne voit pas mais qu’on entend, si près qu’on l’a sur
le bout de la langue.
Quelque chose grignote les heures. On aurait cru l’inverse, mais non.
On ferme les yeux. On laisse dire.
*
Tard - III
MAIS C’EST PARCE QU’IL EST TARD…
Extrait 3
Trop tard aussi sur la vitre
avec le gris, le violet :
la nuit se fait dans le jour,
le jour se fait dans la nuit,
l’un ou l’autre on ne sait plus.
Tard - III
MAIS C’EST PARCE QU’IL EST TARD…
Extrait 2
Tu dis : le rideau, la chaise.
Tu dis : matin, feu, balcon.
Quand tu dis tu te retournes,
tu prends ce qui n’est plus là
tu le mets devant toi
et tu vois : le retard
est dans les noms : murs, doigts,
voyage, branches, visages.
Le bleu tombe avant le bleu :
c’est toujours tard dans la bouche.
Tard - III
MAIS C’EST PARCE QU’IL EST TARD…
Extrait 1
Mais c’est parce qu’il est tard
que tu sais. Au fond du jour
cette cendre qui l’éclaire,
et même si tu les serres,
ces mains dans tes mains, perdues.