Critique de Aliocha Wald Lasowski pour le Magazine Littéraire
Le philosophe Jacques Rancière poursuit avec Aisthèsis sa contre-histoire de la modernité artistique en quinze épisodes. À ceux qui veulent séparer le grain de la paille dans la création contemporaine, Jacques Rancière rappelle depuis Le Partage du sensible (2000) que l’art n’existe que comme une frontière instable qui a besoin d’être incessamment traversée. Le philosophe poursuit sa réflexion en dessinant dans Aisthèsis quinze épisodes d’une contre-histoire de la modernité artistique. Le titre fait écho à Mimésis, l’ouvrage célèbre du critique allemand Erich Auerbach. Celui-ci étudie dans ce livre les transformations de la réalité dans la littérature occidentale, d’Homère à Virginia Woolf. Rancière, lui, s’intéresse non seulement à la littérature européenne, mais aussi aux arts plastiques et mécaniques, s’interrogeant sur la notion d’événement culturel, sur les conditions sociales de son émergence, comme sur les transformations qu’il apporte sur les paradigmes traditionnels de l’oeuvre d’art. Prêtant attention à la mutation de nos manières de percevoir, il entend montrer qu’un régime de l’art (c’est-à-dire un ensemble de perceptions, de sensations et d’interprétations) se transforme en accueillant des images et des objets opposés à l’« idée du beau » : tableaux vulgaires ou scandaleux, exaltation d’activités ordinaires ou prosaïques. Des vers poétiques affranchis de la métrique aux édifices industriels ou aux appareils mécaniques, le philosophe montre que l’art ne cesse de se redéfinir pour construire son domaine propre et brouiller les frontières qui le séparent de la banalité de l’expérience commune.
S’appuyant sur la chronologie, de 1764 à 1941, Jacques Rancière esquisse l’aventure des liens paradoxaux entre paradigme esthétique et communauté politique. Dans ces « courts voyages au pays du peuple » (titre d’un précédent essai), l’histoire de l’art apparaît comme un grand corps fragmenté, démultiplié, qui juxtapose la description d’une statue du Panthéon par Winckelmann, la visite de Hegel au musée de Munich avec ses élèves, un extrait du roman de Stendhal Le Rouge et le Noir, une conférence sur la poésie donnée par Emerson en 1842 à Boston, alors capitale de la culture classique, mélange de civilité française et de tradition italienne, l’inauguration de la Turbinenhalle de Berlin à l’automne 1909, ouvrant l’ère de l’architecture industrielle, le regard de Rilke sur l’exposition Monet-Rodin de 1889, sacre et première gloire du sculpteur, le cinéma de Dziga Vertov, qui, pour prouver que le « ciné-oeil » est bien un langage, supprime les intertitres dans ses films, comme La Sixième Partie du monde (1926) et L’Homme à la caméra (1929), et leur donne, grâce au montage, un rythme saisissant. Chaque fois, Jacques Rancière met au jour le moment d’une transformation.
C’est ainsi qu’il analyse une soirée de Mallarmé, qui, aux Folies-Bergère, le 13 mai 1893, assiste à un de ces « spectacles qui ruinent en même temps le bon ordre des intrigues et le sens des valeurs sociales ». Ce tourbillon d’acrobates et de pierrots (qui séduit également les Goncourt, Banville et Gautier), cette poltronnerie fanfaronne donne congé aux logiques de la vraisemblance et de l’imitation. La féerie de la performance crée un nouvel équilibre entre raison et imagination, s’émancipe de tout modèle, dans « une symphonie où chacun suit son rêve », selon l’expression de Gautier. L’enjeu politique, explique Jacques Rancière, est d’établir la dignité théâtrale dans la modernité, contre le vaudeville bourgeois et les conventions du Théâtre-Français : « Le mime s’adresse à un spectateur qui prend double figure, celle du peuple qui consent à la fiction et de l’artiste qui y exerce sa créativité. » L’acrobate du music-hall ou la danseuse serpentine traversent la frontière de l’agréable et du beau. Le plaisir des sensations l’emporte sur la conformité au modèle. La danseuse ne reproduit plus des gestes connus, mais se métamorphose dans ses figures de fantaisie. C’est à ce prix, conclut Rancière, que la danse est non seulement un art, mais l’illustration d’un nouveau paradigme de l’art, la performance d’un art inédit. Ce soir-là, la danse se veut l’écriture d’une nouvelle forme, elle définit l’espace, le lieu de sa manifestation. Ce soir-là, l’événement culturel est aux Folies-Bergère dans le mouvement de la pantomime.
Commenter  J’apprécie         00