Cette remarque et quelques autres sur cette opération me valurent de m'y occuper qu'une position discrète, quoiqu'utile, puisque c'est auprès de moi que Christine Meyer vint glaner des informations au sujet des deux écrivains invités. Ponctuel conseiller de l'ombre, j'assurais surtout l'activité de base de la bibliothèque, le service du prêt. Il faut bien qu'un seul continue de diriger le paquebot quand les autres dansent.
Sans savoir encore quel métier j'exercerais, de cela cependant j'étais sûr : je ferai ma vie parmi les livres. L'enseignement aurait pu m'offrir une voie, mais il eût fallu vivre aussi parmi les élèves. La librairie aurait pu me convenir, mais il eût fallu vivre aussi parmi les chiffres. L'édition, enfin, je n'y pensais même pas, trop mystérieuse et inaccessible. Le métier de bibliothécaire me tendant les bras.
Autrefois la douleur - toute douleur -, on y mettait un mouchoir dessus, après quoi on le mettait en boule pour le tenir dans son poing fermé et y retenir ses larmes. Aujourd'hui, les incitations sont incessantes qui nous enjoignent d'agiter le mouchoir pour que s'échappe cette parole dont on nous dit qu'elle est une colombe.
Le travail de prêt me convient. Quoiqu'il soit exposé aux yeux du public, et assujetti à sa discrète surveillance, il offre aussi des moments d'inactivité propices à la lecture.
On croit que les impôts nous prennent de l'argent. En réalité, nous nous offrons à nous-mêmes nos routes, nos écoles, nos hôpitaux...
Cet accueil à la bonne franquette me plut assez. D'une nature parfois solennelle, persuadé peut-être à tort de la gravité de la vie, j'aime ce qui contrarie ma pente naturelle.
...aussi faut-il imaginer le lecteur comme l'homme paradoxal par excellence qui ne peut combler sa curiosité de la vie qu'en s'en détournant.
Il y avait nombre de livres que je n'avais pas lus, certains dont je ne connaissais que le titre, le nom de l'auteur; enfin il y avait ceux que j'avais lus, en minorité. Comme on a peu lu quand on a beaucoup lu ! Arpenter la bibliothèque d'un autre, c'est traverser un pays dont on connaît la langue mais dont l'étrangeté grandit à mesure qu'on y pénètre.
Pour chaque livre, je m'attardais sur les premières pages, en quête de je ne sais quel indice. L'esprit d'enquête s'était emparé de moi; dès que ma curiosité était satisfaite quant à la nature d'un ouvrage, son titre, son auteur, sa couverture et, par un réflexe professionnel, son éditeur aussi, je cherchais un signe, une signature, une marque ou un sceau avec avidité retenue par la crainte de les trouver. Je pouvais encore espérer et redouter un marque-page de fortune, une adresse notée à la va-vite, une facture... Il devait bien rester quelques alluvions laissés par la vie le long de ce fleuve de pages. Dans quelle bibliothèque le temps n'a-t-il pas glissé un papier griffonné, une lettre oubliée, un pétale pâli, ou quelque autre trace?
Mais lire, lire est sans partage, lire est exclusif; l'esprit est occupé, les mains sont occupées; aucune parcelle de notre être ne peut s'évader pour porter son attention ailleurs. Il n'y a pas plus contraignant que cette activité à laquelle rien n'oblige.
Mais lire, lire est sans partage, lire est exclusif ; l'esprit est occupé, les mains sont occupées ; aucune parcelle de notre être ne peut s'évader pour porter son attention ailleurs. Il n'y a pas plus contraignant que cette activité à laquelle rien n'oblige.
On fait des livres le sanctuaire de la mémoire ; mais ils sont tout autant le puits sans fond de l'oubli.