Citations de Jean Berthier (III) (72)
Nous devrions lire pour nous quitter autant que pour nous retrouver. Dis-moi ce que tu lis et je ne te dirai rien de ce que tu es ou crois être. Connais-toi toi-même: parole de sage. Le lecteur, lui, est d'une autre nature. Déprends-toi de toi-même, telle devrait être sa maxime. (p90)
lire est sans partage, lire est exclusif ; l'esprit est occupé, les mains sont occupées ; aucune parcelle de notre être ne peut s'évader pour porter son attention ailleurs. Il n'y a pas plus contraignant que cette activité à laquelle rien oblige (p44)
Il s'exprimait d'elle cette force de retrait que les non-lecteurs n'apprécient pas toujours chez les lecteurs pour le privilège de liberté qu'ils y décèlent. p33
On sentait une bibliothèque constituée dans le mouvement de l’actualité éditoriale, la succession et le désordre des jours et des désirs, sans plan de route, à vrai dire plus intéressante à découvrir par les surprises qu’elle réserve que celle d’une intellectuelle sévère ou d’une bibliothécaire de très bon goût.
Ainsi se nourrit une bibliothèque, comme un fleuve de ses affluents.
Les romans et les essais dominaient ; très peu de livres d'histoire ; encore moins de théâtre ; pas de poésie ; aucun livre pratique qui vous apprend à cuisiner, jardiner ou prendre soin de votre corps. Était notable l'absence complète d'auteurs classiques. Pas un ouvrage qui pût évoquer ne fût-ce que la trace d'une lecture scolaire ou simplement adolescente. On avait l'impression d'une bibliothèque entièrement constituée à l'âge adulte, et tout à fait ignorante du passé littéraire. Cette absence pouvait dessiner le portrait d'une femme qui n'avait pas fait d'études ; mais dans cette hypothèse, elle se distinguait absolument de ces autodidactes qui se penchent avec grand sérieux et méthodes sur les chefs-d'oeuvre du passé et en font les piliers de leur bibliothèque. Elle appartenait à un temps, à une époque, elle lisait les livres de ce temps, de cette époque. Était-elle de ces personnes qui enfants ont appris à lire, adolescents ont oublié de lire, et adultes retrouvent le chemin délaissé ?
La littérature, c'était hier ; avant-hier l'ignorait. Nous glorifions le passé comme le temps admirable de la culture et des lettres, alors qu'en déployant plus loin le mètre de la mesure du temps, des hommes se rappellent à nous qui ne savaient ni lire ni écrire, et qui vivaient pourtant de leur intelligence, produisaient des efforts, croissaient, se multipliaient, guerroyaient, priaient les dieux, et mouraient sans qu'un mot de tout cela fût écrit. Comme la vie ignore le livre, on n'en a pas idée !
Arpenter la bibliothèque d'un autre, c'est traverser un pays dont on connaît la langue mais dont l'étrangeté grandit à mesure qu'on y pénètre.
Ces cartons contenaient-ils d'autres livres de Bernanos? Et quels autres livres encore? Quelle femme est-on quand on achète "La Joie" ou qu'on vous l'offre en se doutant qu'il va vous plaire? Mais dresser le portrait d'un lecteur d'après ses livres, à fortiori ici une seul est une entreprise par bonheur vouée à l'échec. Certes, cinquante ouvrages dans une bibliothèque sur les scarabées, hannetons et charançons indiquent sans doute un lecteur porté sur les coléoptères. Mais faux lecteur que celui qu'on identifie au premier coup d'œil tant sa bibliothèque est simple. Le philosophe qui ne lit que des livres de philosophie ne lit pas, ni le cuisinier qui ne lit que des ouvrages de cuisine. Nous devrions lire pour nous quitter autant que pour nous retrouver. Dis-moi ce que tu lis et je ne te dirai rien de ce que tu es ou crois être. Connais-toi toi-même: parole de sage. Le lecteur, lui, est d'une autre nature. Déprends-toi de toi-même, telle devrait être sa maxime.
Aussi fait-il imaginer le lecteur comme l'homme paradoxal par excellence qui ne peut combler sa curiosité de la vie qu'en s'en détournant.
... ce monde où, par extraordinaire, j'étais tous les personnages et celui qui les regardait vivre.
Hélas! Je n'étais plus le lecteur d'un roman auquel j'étais prêt à souscrire; j'étais le protagoniste d'une histoire à laquelle je ne voulais pas croire.
Ma mère, comme dans un conte cruel pour enfants, s'était transformée en livres. Plus rien ne subsistait d'elle que ces innombrables pages serrées les unes contre les autres. C'était son faire-part de décès.
Un nouveau carton céda quelques Bazin, des Sagan, Roger Peyrefitte, Morris L. West, Henri Troyat, plusieurs Mauriac. Le petit format de Genitrix glissa dans ma main ; un instant n'arrêtait mon regard sur ce livre implacable qui consolerait tous les orphelins du monde de ne pas avoir eu de mère.
Il y avait nombre de livres que je n'avais pas lus, certains dont je ne connaissais que le titre, le nom de l'auteur ; enfin il y avait ceux que j'avais lus, en minorité. Comme on a peu lu quand on a beaucoup lu ! Arpenter la bibliothèque d'un autre, c'est traverser un pays dont on connaît la langue mais dont l'étrangeté grandit à mesure qu'on y pénètre.
« Ces livres mêmes entassaient silence sur silence. Leurs mots ne me conduiraient jamais jusqu’à elle. » (p. 103)
On dira que je me refusais au roman de la vie, que je me rétractais devant l’inconnu. Mais quel trésor m’attendait au sommet de l’hôtel de Loisy ? Un tas de livres dont je ne voulais pas.
Comme on a peu lu quand on a beaucoup lu !
J’avais beau me répéter qu’une bibliothèque n’offre pas de portrait de son propriétaire, qu’il est vain de penser qu’elle puisse être le chemin qui mène au lecteur, je ne parvenais pas à me résigner qu’elle ne parle pas davantage que les sucriers vides, l’argenterie noircie, les serviettes de toilette et les vases à ne plus savoir qu’en faire des pauvres humains.
Comme on a peu lu quand on a beaucoup lu ! Arpenter la bibliothèque d'un autre, c'est traverser un pays dont on connaît la langue mais dont l'étrangeté grandit à mesure qu'on y pénètre.