Jean-Claude Ellena

C'est une véritable expérience physique que le plaisir de l'odeur brute, une expérience d'où la pensée se fait absente.

Cabris, 9 juin 2010

Mettre un nom sur une odeur ne suffit pas pour connaître son caractère, ses limites, ses possibilités. Avec une volonté d'ignorant qui veut tout apprendre, tout savoir, tout contrôler, tout mesurer, j'ai rempli des carnets de notes sur chacune d'elles. J'ai classé les odeurs par types, par familles, par ordre alphabétique et par ordre de performance. Le fait d'écrire m'a certainement permis de renforcer ma mémoire. Parfois, égaré, à la recherche d'une idée, je parcours ces carnets, mais je trouve très rarement la réponse. Malgré tout, je continue à les remplir consciencieusement.

2648 – [p. 102/103]

Je ne peux pas convoquer la mémoire d'Edmond Roudnitska sans parler de patrimoine. Mon père était parfumeur, mais à la maison nous parlions peu de son métier : c'était son territoire, c’était la règle ; mais la constitution de ma mémoire olfactive vient pour beaucoup de l'imitation inconscient d'une aptitude paternelle qui était de sentir toute nourriture ou boisson avant de la consommer. Il n'y avait pas un fruit, un mets, une salade, une vinaigrette, un morceau de pain, un verre de vin ou même d'eau qui échappât à cet instant de vérité olfactive.

2647 – [p. 96/97]

La mention du pourcentage de sucre, de sel, de gras – indications à la base purement informatives -, sur de nombreux produits alimentaires, a glissé vers un avertissement adressé à notre consommation.
Il en va de même pour les parfums, dans la composition desquels la plupart des produits d'origine animale ne sont plus utilisés au nom de notre morale et non d'une quelconque règle, privant de revenus sans le savoir des tribus africaines qui les produisaient, et les condamnant ainsi à plus de misère.

2627 - [p. 87/88]

Cabris, jeudi 15 avril 2010

Le vert est la seule couleur qui fait sens pour une odeur. Dans ma collection de matériaux, qui n'est pas organisée de façon discriminante avec des plus ou des moins, j'ai des verts tendre, dur, cru, lisse, rêche, épais, etc. J'ai des verts à l'odeur de haricots verts, de feuille de figuier, de seringas, de lierre, d'algues, de sureau, de buis, de jacinthe, de gazon, de petits pois. Et si je ne connais pas d'odeurs jaune, rouge, ou bleue, je sais celles qui caractérisent les fleurs blanches et jaunes et les fruits rouges.

2618 – [p. 72/73]

Cabris, 23 juin 2010

Avec un peu de patience et quelques graines vendues au gramme, les Indiens savent créer leur jardin. En sortant du hangar, j'avais vu une terrasse bordée de fleurs bleues qui ressemblaient à des iris, une variété que je ne connaissais pas. J'avais demandé à une jeune Indienne leur nom, elle n'avait pas su me répondre. Intrigué, je lui avais demandé si je pouvais obtenir un rhizome, elle arracha une touffe d'iris et, avec un couteau, en détacha trois. De retour à l'hôtel, j'avais enrobé les rhizomes de papier toilette et les avait glissés dans un sac en plastique pour préserver l'humidité. Rentré chez moi, et ne connaissant pas la nature de la terre du Kerala, je les ai mis en pots. Depuis ils fleurissent chaque année au mois de juin.

2657 – [p. 106/107]

Tokyo, vendredi 19 mars 2010

Un peuple (japonais) qui aime le jazz est un peuple qui privilégie les échanges humains.

2617 – [p. 59]

Son odeur est pour moi horizontale, lascive, paresseuse et sans relief, et quand elle est de synthèse, elle sent l’oignon.

Les jours de distillation, l’huile essentielle dégageait une odeur chaude de bois et d’urine de cheval que je trouvais douce et enivrante. Je n’étais pas encore parfumeur mais cette odeur est entrée en moi et ne m’a jamais quitté.

Son odeur est aussi vive et bleue qu’un ciel sur un champ de lavande en Provence.

En Occident, l’imprégnation de la culture chrétienne est manifeste et influence nos façons de voir, de juger. Dans la culture chinoise ou japonaise, la perfection existe, elle est aussi un but vers lequel tendre, mais cette aspiration ne fait l'objet d'aucune confiscation ni n'est entachée d'aucune forme de culpabilité. Des constructions, des peintures, des sculptures, des poteries sont élevées au rang de « trésors nationaux » lorsqu’elles représentent la perfection. Des personnes sont aussi qualifiées de « trésor national vivant », en particulier des artistes, et des artisans détenteurs d'un savoir-faire hors du commun. La France qualifiée de « trésors nationaux » les œuvres exposées dans les musées, mais le terme ne fait référence qu'à leur valeur.

2626 – [p. 81]

Kyoto, mercredi 10 mars 2010

Que ce soit à l'arrivée ou au départ des hôtels, des auberges, dans les cafés, les magasins, le salut est pour les Japonais une marque de politesse au quotidien. La politesse n'est pas une vertu, et je pourrais sourire de ces marques de politesse qui peuvent paraître artificielles voire fausses, mais elle est une qualité, un rituel qui facilite la vie sociale, et que j'apprécie.

2602 – [p. 58]

Hong Kong, vendredi 5 mars 2010

C'est la chimie du parfum qui, à la fin du XIXe siècle, a permis au parfumeur artisan de devenir artiste en se libérant des contraintes qu'exerce sur nous la nature.

2601 – [p. 54]

Hong Kong, mardi 2 mars 2010

Nos richesses résident dans nos différences, non dans la ressemblance.

2600 – [p. 52]

Cabris, vendredi 26 février 2010

Tocqueville prévoyait qu'avec la démocratie la société tendrait vers l'unicité des goûts. La Tendance est peut-être le prix de la démocratie ?

2599 – [p. 51]

Il sait que Blanche est l'unique femme de sa vie. Par principe et par sentiment, il est monogame. Et, s'il aime séduire, il pense qu'il connaît ses limites. Seul le plaisir de l'échange, du partage, de la dialectique l'intéresse, lui permettant de confier ses fragilités, ses questionnements. De fait, il trouve que nombre de femmes sont attirantes, mais il préfère la patine à l'éclat, la faïence à la porcelaine. Il y a chez lui un côté wabi-sabi, une disposition de l'esprit à aimer la sobriété paisible, l'altération du temps, les vieux couverts en argent dont il interdit le nettoyage. Louise, la gouvernante, s'énerve souvent de ne pouvoir leur redonner leur lustre. Il refuse cependant la nostalgie quand elle vénère le passé, réprouve le futur ; il vit le présent, travaillant des semaines sur une simple articulation de formule, un passage olfactif qui ne lui convient pas, montrant ainsi son attachement à l'intuition, à l'expérience, à la discipline.