"Poissonnier écrivain à Quimper" - Interview de Jean Failler
Rencontre avec
Jean FAILLER qui alterne entre son métier de poissonier et celui d'écrivain. Il parle de la difficulté d'être édité et de son choix pour le
roman noir. Christian Rolland est allé rencontrer ses clients à la poissonnerie.

Il en était donc revenu presque intact. Presque... Gazé à l'ypérite à Verdun, il y avait gagné une vue troublée et des yeux constamment larmoyants, ce qui avait irrémédiablement gâché ses talents de tireur d'élite. Bien sûr, comparé à ceux qui avaient perdu un bras, une jambe, voire la vie, c'était presque bénin et ces maux n'avaient pas justifié l'octroi d'une pension qu'il avait d'ailleurs négligé de demander. Ne sachant ni lire ni écrire et ne parlant que breton, comment aurait-il pu plaider sa cause auprès d'une administration peuplée de petits chefs imbus de leur supériorité sur ces misérables ploucs ?
Il retrouva donc avec satisfaction la petite maison de garde de sa chère Naïg, qui devait lui donner cinq autres enfants. Mon père eut la chance de fréquenter l'école laïque jusqu'à l'âge de douze ans. C'était une époque où les gens de sa condition ne trainaient guère sur les bancs de l'école, surtout quand on était l'aîné d'une famille où une dizaine de bouches bien endentées attendaient leur pitance deux fois par jour. D'ailleurs, pour la plupart de ses condisciples, l'école était un insupportable pensum et ils préféraient mille fois travailler aux champs qu'ânonner l'alphabet et suer sur les quatre opérations.

Une matinée de pêche.
j'ai sept ans, une culotte courte, des sandalettes, une chemisette de coton bleu et une vareuse confectionnée par grand-mère dans le tissu de pantalons de réforme.
Elle est bleue aussi cette vareuse, mais de plusieurs bleus différents car chez Mélanie, rien ne se jette ; le moindre carré de tissu encore utilisable trouve sa place entre les doigts habiles de grand-mère.
Dans ma vareuse, des pièces de coton presque neuves, coupons âprement négociés au marché du lundi, en côtoient d'autres qui, pour avoir longtemps servi, sont complètement délavées. L'assemblage a été découpé par grand-mère sur la table de la cuisine et soigneusement assemblé sur sa Singer à pédale. Comme dit grand-père, "ça, c'est pas une vareuse de touriste !"
Je descends allègrement les marches usées des escaliers de granit du Rosmeur, creusées en leur milieu par les boutoù coat des ouvrières de l'usine Capitaine Cook.
Comme toujours en cette saison, elles ont travaillé jusqu'à une heure avancée de la nuit car, dixit le patron de l'usine, "le poisson commande". En cette fin d'été, la sardine et le maquereau se pressent en rangs serrés dans la baie. Par la fenêtre ouverte sur la touffeur de la nuit, le Rosmeur s'est endormi dans le grondement sourd des machines, les sifflements de la vapeur s'échappant des étuves et surtout dans les chants montant des ateliers.
"Saluez, riches heureux,
Ces pauvres en haillons,
Saluez ce sont eux,
Qui gagnent vos millions."

.Peu à peu le paysage s'éclaire.
Le soleil perce derrière le Menez Hom.
Le vieux mont , érodé par des milliers d'années d'existence se pare d'une tunique pourpre q'un pâle soleil levant illumine d'une lumière rasante.
Il est vêtu de bruyères en fleurs qui déclinent toute la palette des mauves , du prune foncé au rose évanescent
Le ciel ,presque blanc , derrière la crête rondie, bleuit t insensiblement au dessus de nos têtes.
La mer devient verte puis blanche lorsque les bancs de blode(*) entourent le bateau
.attaqués par les prédateurs que sont les bars et les maquereaux , ils sautent les uns sur les autres au point qu'on ne voit plus l'eau .
Les goélands , les mouettes s'abattent sur cette mane sans se préoccuper de la présence des pêcheurs .
On les voit enfourner ce petit poisson affolé à grands coups de bec à moins d'un mètre du bateau .
Leur œil rond , méchant, me fixe avec insolence.
En allongeant le bras , je pourrais les toucher, mais leur bec acéré est bien trop redoutable pour que j'y risque la main.
Le bruit de leurs cris aigres, de leurs battements d'ailes est assourdissant .
Grand Père saisit le grand haveneau planté verticalement à l'arrière du bateau et et en un seul coup , il est chargé à craquer .
Le soleil est maintenant complètement passé par-dessus la crête du mont, il a pris une belle couleur d'or et commence à chauffer sérieusement .
'(* ) , blode : petit poisson de la famille des sardines qui voyage en bancs serrés et sert de pâture aux poissons carnassiers .
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C’est un maître Duverger en bras de chemise, très décontracté, qui ouvrit la porte à Mary.
L’accueil fut particulièrement chaleureux.
– Commandant Lester, je suis vraiment content de vous voir.
– C’est très aimable à vous, Maître.
– Excusez ma tenue, mais je me sens si bien ici que je prends tout naturellement mes aises.
– Vous auriez tort de vous priver ! Ça doit être éprouvant de devoir porter constamment le costume et la cravate.
Il sourit largement.
– C’est notre bleu de travail, ma chère. On s’y fait si bien que, lorsqu’on me surprend en tenue débraillée, j’ai le sentiment d’être en défaut.
Elle rit.
– Ce n’est pas moi qui vous le reprocherais.
Quelques classeurs étaient ouverts sur une table, près d’un ordinateur.
J’en profite pour mettre à jour des dossiers que je n’ai pas eu le temps de boucler avant de quitter Paris. Vous savez, je ne vous ai pas oubliée…
Il eut un petit sourire en coin.
– La juge Laurier ne vous fera plus d’ennuis. À moins, évidemment, que vous ne sombriez dans le grand banditisme. Là, je ne pourrai plus rien faire pour vous.
Un sourire malicieux plissait les pattes-d’oie qui partaient de ses yeux. Ce type avait vraiment un charme incroyable. Avec Jeanne, ils formaient assurément un bien beau couple.
Mary s’inclina.
– Je tâcherai de maîtriser mes mauvais instincts.
Ils échangèrent un sourire complice.
– Je vous en remercie, Maître, et je vous remercie également pour les mots élogieux que vous avez eus à l’égard de notre équipe.
– Bah, ce n’est que justice. Comment va ce brave commissaire Fabien ?
– Pas trop bien, je le crains.
Le visage de Duverger s’assombrit.
– Ah ? Un problème de santé ?
– Non pas, Dieu merci, de ce côté-là il serait plutôt gaillard.
– Alors ?
– Son trouble est plus précisément d’ordre moral.
– D’ordre moral ? répéta maître Duverger.
– Je me suis mal exprimée, j’évoquais son moral, car je doute fort que le commissaire Fabien fasse des entorses à la morale.
– Il n’aura pas apprécié que je garde quelque temps le lieutenant de Longueville ?
– Il y a de ça, reconnut Mary avec une désinvolture qu’elle ne ressentait pas. Cependant, en trente-cinq années de maison, notre divisionnaire en a vu d’autres. C’est la dernière arrivée dans ce que, au commissariat, certains appellent « la bande à Lester » et elle a su parfaitement s’y intégrer. A titre personnel, je déplorerais fort l’absence de Jeanne si elle devait durer ; je peux même vous assurer que ses collègues la regretteraient tout autant que moi. Voyez-vous, si une équipe d’enquêteurs aussi soudée et aussi complémentaire que celle que j’ai l’honneur de commander n’est pas aisée à mettre sur pied, en revanche, elle est facile à démanteler. La mise à la retraite de notre patron se profilant inéluctablement…
Elle n’acheva pas sa phrase que maître Duverger compléta assez vivement :
– Ce brave commissaire a bien gagné le droit au repos !
– C’est justement ça qui l’angoisse, et qui, par voie de conséquence, m’angoisse également. Savez-vous que j’ai, un moment, quitté la police ?
– En effet…
Il ne s’attarda pas à expliquer comment cette information lui était parvenue, mais du fait que sa fonction devait lui ouvrir toutes les archives, il avait certainement eu sa fiche sous les yeux.
– J’ai réintégré la grande maison à la demande expresse du commissaire Fabien.
Duverger eut de nouveau un mince sourire.
– Je sais cela aussi.
– Vous savez tout, constata-t-elle. –
Tout ce qu’il faut savoir, oui. je sais même que quand la place du commissaire Fabien sera vacante, vous serez toute désignée pour la prendre.
Elle eut un mouvement de recul qu’il mit sur le compte d’une heureuse surprise et ajouta :
– Vous avez tous les diplômes requis, avec des états de service dont peu de commandants de votre génération peuvent se prévaloir.
Il constata avec effarement que la nouvelle ne faisait en réalité aucun plaisir à Mary.
– Surtout pas ! fit-elle avec peut-être trop de véhémence.
La réponse, et le ton sur lequel elle avait été formulée, surprit Duverger qui en resta sans voix.
– Mon job, c’est le terrain, Maître, pas la paperasse. Je n’ai aucune envie de finir derrière un bureau avec des piles de dossiers à traiter. Le jour où le commissaire Fabien cessera ses fonctions, je mettrai un terme aux miennes, s’expliqua-t-elle.
Le front du conseiller maître s’était plissé, son visage trahissait une grande incompréhension.
– Alors votre belle équipe sera décapitée ?
– Je le crains.
Duverger fit la moue.
– Ce serait dommage ! dit-il.
– Personne n’est irremplaçable.
– Que faudrait-il pour que vous reveniez sur cette position ?
– Que le départ du commissaire soit ajourné de cinq ans.
Le front de Duverger se plissa.
– Voilà une requête peu courante, commandant !
– J’en suis consciente, reconnut Mary, mais si quelqu’un est capable de la faire aboutir, c’est bien vous. Vous m’avez fait un inestimable cadeau en rognant les crocs de madame Laurier et je me rends compte que j’abuse probablement…
– Pas du tout, objecta Duverger après avoir réfléchi. Pas du tout ! Le divisionnaire Fabien est un homme d’expérience.
– Ô combien !
– Vous savez qu’il est au taquet, comme on dit chez vous, il ne pourra pas espérer d’avancement.
Elle avança, en matière de plaisanterie :
– À moins d’être nomme préfet de police, non ?
Duverger eut un mince mouvement de recul.
– Vous savez bien que ces nominations sont éminemment politiques.
– Je le sais. Et le commissaire Fabien, qui s’est toujours tenu à l’écart de ce monde, le sait aussi. Mais rassurez-vous, il ne convoite pas la place.
– Je m’en doute.
Elle pensa : « Dommage. Fabien, à ce poste, aurait bien mieux fait l’affaire que l’individu falot qui l’occupait, nageant dans un costume trop grand pour sa silhouette d’anorexique. »
Peut-être que le conseiller Duverger songeait à la même chose.

– Alors, cette pauvre dame Duverger a bien été suicidée ?
– Eh oui. On a même frôlé le crime parfait.
Elle lui tendit l’enveloppe qui contenait son rapport.
– Tout est là-dedans, patron.
– Merci. Madame Amandine n’a pas été trop dépaysée ?
– Pas du tout ! Elle a tenu son rôle à merveille.
Fabien hocha la tête.
– Vous êtes tout de même sacrément gonflée !
– Allez-vous vous en plaindre ?
– Non, mais si ça avait tourné vinaigre…
– Eh bien, il y aurait à cette heure deux criminels en liberté, une lieutenant de police morte en service et un commandant en voie de mutation dans un quartier pourri.
– Cette perspective ne semble pas vous affecter outre mesure.
– Non, reconnut-elle paisiblement. C’est la vie, on ne peut pas gagner à chaque fois. Il faut savoir perdre aussi. En d’autres temps, cette perspective m’aurait atterrée, mais avec les années, on devient philosophe.
– Qu’auriez-vous fait dans ce cas ?
– Eh bien, autre chose, tout naturellement. Je ne me vois pas rester oisive.
– C’est plus facile à dire qu’à faire, fit remarquer Fabien.
– Quoi donc ?
– Trouver un autre emploi ! Ça ne se bouscule pas au portillon, vous savez.
– Quoi, « ça » ?
– Les offres d’emploi.
– Ça dépend pour quoi. Au long des routes, on voit des panneaux géants : « embauche menuisier qualifié, mécanicien auto, déménageur, chauffeur poids lourd »… liste non exhaustive.
Fabien ricana.
– Vous vous voyez en déménageur ?
– Non, mais je suis toujours en relation avec Paris Flash. Ils me relancent régulièrement pour que je retravaille avec eux.
Elle lui sourit.
– Vous savez que c’est quatre fois mieux payé qu’un poste de flic ?
Fabien la défia :
– Eh bien, qu’attendez-vous ?
– Vous savez bien que ce n’est pas l’argent qui me motive, Dieu merci, je n’ai pas la folie des grandeurs, ni même des goûts dispendieux. Je sais me contenter de mon traitement, dit-elle vertueusement sans s’attarder sur le confortable magot que lui avait laissé la gwrac’h, ni sur la part qu’elle avait touchée sur l’or du Louvre en tant qu’inventeur.
Ces fonds importants étaient gérés par Konrad Speicher, le banquier suisse que soignait la bougresse et qui, depuis sa disparition, venait régulièrement confier ses misères à Mary qui avait hérité du chat, de la baguette et des mystérieux pouvoirs de la gwrac’h, venelle du Pain-Cuit. Jusqu’alors, elle n’avait jamais touché aux dividendes que lui rapportait cette fortune. Speicher, sur ses instructions, déclarait intégralement ces revenus aux services fiscaux français. Elle se contentait de les répartir discrètment, une part du reste entre des œuvres caritatives de son choix.
Cette heureuse disposition lui permettait d’avoir les coudées franches avec son administration comme avec l’administration fiscale, et une libre parole, sachant bien que, même si elle allait trop loin, jusqu’à se faire révoquer, elle n’en serait pas à la rue pour autant.
- Dans la police, c'est comme à la pêche...
Brendan se mit à rigoler [...]
- Vous avez de ces comparaisons !
- C'est vrai , dit Mary mi-vexée. Laissez-moi vous expliquer : un dossier, c'est comme une pierre sur la grève à marée basse.[...]
- Ce que je veux dire, c'est que, quand vous ouvrez un de ces dossiers, c'est comme quand vous soulevez une pierre sur la grève, quelque fois il y a un gros crabe dessous.
... pour faire bien, pour faire chic, pour être à la mode ! Pour être « in » comme dit madame Arenberg, il faut faire du bateau l’été, du ski l’hiver, de la chasse en automne et du golf toute l’année. De mon temps, c’était le tennis qui était chic. Maintenant, c’est le golf… Et si, en plus, on peut aller se faire bronzer aux Seychelles à Noël, alors là, on est super chic !
Si certains paysages urbains génèrent la violence, d'autres, comme ce fond de rade que j'avais sous les yeux, avec cette nature éternelle que les hommes n'étaient pas encore parvenus à souiller, donnent une impression d'éternité.
Ils évoquent des temps anciens où les hommes vivaient au rythme des saisons, des marées, des semailles et des moissons. Une civilisation pastorale perdue à jamais.
Il n'était pas surprenant que Saint Gwénolé, après que la mythique ville d'Ys eut sombré dans les flots au cinquième siècle de notre ère, ait choisi ce lieu pour y implanter son monastère.
- Vous êtes sûre ?
- Trop sûre, reprit la voix. C'est l'année que mon père et mon frère sont péris en mer.
Mary réprima un sourire devant la tournure de la phrase directement traduite du breton, tandis que madame Pleuven, sans s'étonner de ce celticisme, s'inclinait devant ce repère indiscutable.
"Elle hésita, comme si elle cherchait ses mots pour exprimer sa pensée :
_Ce n'est pas toujours agréable de débarquer dans une ville que l'on ne connaît pas, dans un commissariat que l'on ne connaît pas, pour travailler avec des collègues que l'on ne connaît pas et qui ne sont pas toujours bien intentionnés à votre égard.
Il y eut un silence et elle ajouta :
_Ce n'est pas toujours agréable de rentrer le soir dans l'anonymat et la solitude d'une chambre d'hôtel. Vous comprenez ça, patron ?"