Jean-Marc Rochette est connu du grand public parce qu’il est le dessinateur du mythique « Transperceneige » (6 tomes en tout commencé en 1982) adapté bien des années plus tard par le réalisateur sud-coréen Bong Joon Ho et décliné ensuite en sérié Netflix « Snowpiercer ». Il s’était fait rare dans le paysage français, exilé en Allemagne pour se consacrer à la peinture et puis il est revenu habiter près de Grenoble dans le massif des Ecrins et il y a retrouvé l’envie et l’inspiration pour replonger dans le 9ème art en évoquant sa passion des montagnes. Il a commencé tout d’abord par une bd autobiographique en2017 : « Ailefroide » qui raconte comment il se destinait à devenir guide de montagne et le terrible accident qui a changé sa vie, puis « Le Loup » (2019) dans lequel il met en scène un berger-son sosie graphique- et sa confrontation à l’animal. Voici enfin le volume qui clôt cette trilogie montagnarde parue aux éditions Casterman identifiable par une maquette de couverture identique et l’utilisation d’un des bleus dont il a le secret (après le bleu Klein, il faudrait créer un bleu Rochette !). La couverture ressemble à celle des deux premiers volumes, certes, mais nulle redite ici, bien au contraire, le scénario s’avère profondément original et brasse les époques et les lieux.
UN DOUBLE RECIT
« La dernière reine » en effet est construite sur un récit double : d’une part il s’agit d’une histoire d’amour entre Edouard Roux, un colosse gravement défiguré lors de la guerre 14-18 et la sculptrice animalière Jeanne Sauvage qui va lui redonner un visage et de l’autre ce sont des séquences souvent muettes qui remontent très loin dans le temps (-300 000) pour nous faire suivre à travers les siècles le destin des ours du plateau du Vercors impitoyablement chassés par les humains.
Ces deux trames narratives se fondent harmonieusement parce qu’Edouard enfant a assisté au massacre de « la dernière reine », le dernier ours du Vercors (en 1898) et que sa famille entretient des liens privilégiés avec les ours au point que les autres enfants le stigmatise, traitent sa mère de sorcière, l’accuse de copuler avec les animaux et surnomment Edouard « fils de l’ours » alors qu’il s’agit simplement d’un enfant sans père. Ces deux récits s’éclairent aussi l’un l’autre parce que la férocité dont l’homme fait preuve à l’égard des animaux, il n’en est pas dépourvu à l’égard de ses semblables : le roman s’ouvre dans une prolepse sur la condamnation à mort d’Edouard puis, reprenant une chronologie traditionnelle, se poursuit sur sa persécution par les autres enfants et par la boucherie de 14. Jeanne elle -même n’est pas épargnée parce que le milieu de l’art parisien ne va en faire qu’une bouchée … l’artiste fait d’ailleurs dire à son héros « il faut fuir les hommes. Les forêts sont devenues trop petites pour cacher les ours et ceux qui s’aiment ».
LE MILIEU ARTISTIQUE PARISIEN DE L’ENTRE-DEUX GUERRES
Milieu de l’art parisien ? Et oui on quitte les montagnes pour un temps lorsqu’ Edouard se rend à Paris pour que Jeanne répare sa gueule cassée et y reste par amour. Et là on découvre une nouvelle facette du talent de Rochette. Il a travaillé durant trois ans à son roman et nous fait découvrir le groupe des 12 (des sculpteurs animaliers) dont le chef de file n’est autre que Pompon le créateur du célèbre ours blanc du Musée d’Orsay et qui connut parmi ses membres Jane Poupelet… le modèle de Jeanne.
On croise aussi Cocteau, Picasso et les artistes de Montmartre et de Montparnasse et puis surtout l’artiste favori de l’auteur : Chaim Soutine dont on le voyait admirer enfant « Le bœuf écorché » au Musée des beaux -arts de Grenoble dans « Ailefroide ». Il est montré ici comme un poète « qui peint des harengs comme des brassées de fleurs » au contraire de Duchamp qui incarne tout ce que les deux héros ( et leur auteur) exècrent : la marchandisation de l’art.
UN PERSONNAGE FEMININ FORT
Autre nouveauté dans cet album : un personnage féminin très fort de celui qu’on accusait d’être viriliste. Modelée sur le personnage réel de Jane Poupelet cette sculptrice du groupe des 12 qui créait également des masques pour les gueules cassées, Jeanne répare littéralement un homme déconstruit par la guerre qui se cache la tête dans un sac (comme Elephant man).. Pour montrer son importance et son côté Pygmalion, Rochette inverse d’ailleurs les codes habituels de la sexualité dans les scènes d’amour : c’est Jeanne qui l’ausculte, qui lui demande de se déshabiller, qui lui dit qu’elle le trouve beau, qu’il a un corps magnifique et qui le sculpte… L’auteur ne s’interdit plus une histoire d’amour et il a raison. Loin d’être planplan ou fleur bleue celle-ci est magnifique et pudique à la fois. C’est d’ailleurs grâce à elle qu’on échappe au pessimisme absolu.
UN GRAPHISME EXPRESSIONNISTE AU SERVICE d’UNE ŒUVRE PESSIMISTE
Le graphisme est à l’encan de la narration : certaines planches sont de véritables œuvres d’art au trait puissant et hachuré (voir également le recueil paru chez Maghen « Vertiges » en 2020) sublimées par des couleurs numériques lumineuses pour évoquer les scènes de montagne et d’amour. On pensera ainsi aux pages muettes qui montrent en quatre cases panoramiques le coucher ou le lever du soleil sur les cimes et instaurent une véritable respiration dans la narration. L’auteur apporte un soin tout particulier également à sa représentation des animaux (auxquels il consacre d’ailleurs un ouvrage « Bestiaire des Alpes » paru aux « Etages » la maison d’édition qu’il a cofondée avec sa compagne). Mais l’on trouve dans « La dernière reine » plus souvent des pages sombres ; le noir est omniprésent y compris dans la neige et il y a même une pleine page entièrement noire. L’artiste joue sur les masses et les ombres pour faire ressentir au lecteur une ambiance de fin du monde et souligner son pessimisme. Il met d’ailleurs en leitmotive dans la bouche de ses personnages un dicton : « le jour où la dernière reine disparaîtra, alors sera venu le temps des ténèbres ». Cette prédiction constitue clairement un message environnemental désabusé. Le bédéaste confesse d’ailleurs : « l’environnement me touche car on arrive à un niveau de tragédie proche des ténèbres. Je suis très inquiet […] dans ce livre je voulais qu’on perçoive cette inquiétude. C’est pourquoi « La dernière Reine » est un récit assez noir » au propre comme au figuré.
UNE SOMME ARTISTIQUE ET AUTOBIOGRAPHIQUE
Paradoxalement, ce récit à multiples facettes est peut-être l’œuvre la plus autobiographique de l’artiste. Il y a mis énormément de lui-même et s’il apparait en cameo (p.221) sous les traits d’un promeneur, il est en fait dans tous ses personnages : il a vécu seul avec sa mère lui aussi et devint en quelque sorte une gueule cassée comme Edouard après son terrible accident en montagne. C’est un artiste en quête de son grand œuvre comme Jeanne et il a d’ailleurs commencé son roman en sculptant l’ours et enfin il se retrouve peut-être aussi dans la dernière reine solitaire arpentant ses montagnes …car l’auteur a travaillé à ces planches durant deux années qu’il a passées dans une vallée de l’Oisans, coupée du monde en hiver, plusieurs mois durant, car la route qui y mène n’est pas déneigée. Rochette s’est donné corps et âme à son livre au point d’en tomber malade d’épuisement quand il achevait sa dernière page.
Mais cela en valait la peine : ode à la nature, avertissement écologique, satire du milieu de l’art parisien, récit historique, merveilleuse histoire d’amour : « La dernière reine » est tout cela et bien plus… c’est un ouvrage clé qui synthétise les thématiques récurrentes de son œuvre. Il déclare lui-même « C’est mon Everest, je ne crois pas que je ferai mieux un jour » : Avec cette œuvre-somme Rochette atteint les sommets. Chef d’œuvre !
Chronique complète sur notre blog ainsi que compte-rendu de l'expo Rochette à Grenoble et interview de l'auteur
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