Non ce n'était pas absurde, pas plus que le reste en tout cas. Il avait un rendez-vous ce soir et il devait s'y rendre. C'est elle qui l'exigeait, de toutes ses ultimes forces... sa pauvre main exsangue, à demi-morte de chagrin... ses doigts hantés par le souvenir de l'ensorcelante petite créature noire... Déjà, à mesure qu'il s'éloignait du centre de la ville et se rapprochait de l'Escale, la souffrance diminuait. A chaque pas, un peu moins forte. Non, ce n'était pas une illusion ! Pour la première fois depuis des semaines, à la perspective de retrouver la musique douce, le parfum entêtant et poivré, toute l'ambiance du prodige, sa main reprenait espoir.
Un rêve, c'est comme un voyage ; on peut le refaire à condition de le vouloir. Elle se glisserait entre la banquette et le dossier, et tout recommencerait... le dessous de verre, la pièce de monnaie, le trousseau de clefs... comme un chapelet que l'on égrène dévotement pour conjurer le temps, recréer l'état de grâce... et puis soudain, avec une surprise merveilleusement intacte, le frôlement doux cherchant le creux de la paume !
Cette manie qu'a Didier, chaque fois que je le rencontre ou qu'il me téléphone, cette façon qu'il a de me demander avec insistance, une sorte d'anxiété, ce qui m'est arrivé de nouveaux. Quoi de neuf ? Kwadneuf ? Rien de spécial. Et de pas spécial ? Rien. Et toi ? Rien non plus. Nous sommes quittes : rien de rien ! N'empêche qu'on ne s'y prendrait pas autrement pour faire toucher du doigt, jusqu'à l’écœurement, la monotonie de nos existences.
Justement, cette après-midi-là, j'avais subi les questions de Didier et je m'en trouvais le cœur tout barbouillé de gris. Il était bien passé le temps des surprises, je l'avais laissé filer sans même m'en rendre compte ! Restait le whisky, scotch et bourbon. Et ce soir, à la télé, le feuilleton du dimanche.
Le fait que nous ne parlions pas le flamand, ou, pour être précis, ne le parlions plus, constituait l'un des facteurs de notre supériorité. C'était par excellence l'idiome de la fosse d'où nous étions sortis. À cet égard, le cas de Madame était exemplaire. Elle avait commencé ses études en flamand, jusqu'au jour où ses aptitudes, forçant le barrage de la tradition, lui avait valu d'être envoyée dans une école d'expression française. À la demande formelle de sa mère, notez, qui avait compris, si simple qu'elle fût, que l'ascension sociale passait nécessairement par une culture véritable. L'avenir lui avait donné raison. Si Madame avait rencontré Monsieur, si elle avait pu le comprendre et se faire entendre de lui, s'ils m'avaient conçus dans une langue digne de ce nom, en somme si nous étions ce que nous étions, Clauzius et francophonissimes, moins dépaysés à Bourg-en-Bresse qu'à Londerzeel, il fallait en rendre grâce à la clairvoyance de moeder Liza.
Nous étions des intellectuels, nous n'étions pas Flamands. Ni Wallons. À noter ça. Même l'anarcho-syndicaliste [le grand-père] avait droit à des origines plutôt françaises. Le Wallon, en effet, c'était mou, un peu fade, bonhomme et folklorique. Gens de petites vallées. Leur accent faisait rire, leurs défilés aussi. Le Flamand, c'était fruste, certes, mais ça pouvait être sérieux, et même redoutablement. Le Wallon, jamais.
En débit des apparences, nous n'étions pas non plus Bruxellois. Le Bruxellois, ou ça parlait mal, ou c'était libéral, souvent les deux. Or nous parlions correctement et n'étions pas libéraux. À vrai dire, dans cet ordre d'idée-là, le politique, je n'ai jamais su très bien ce que nous étions.
Apprendre, enseigner, quelle différence ?