Vidéo de Camille Lemonnier
Le soir violet noya le haut de la montagne. Des îlots de petits nuages roses descendaient le fleuve à la dérive. On entendait des voix très loin dans les hameaux d’enfance. Près de l’église, devant sa porte, Tricot le maçon, qui était aussi cabaretier et barbier, avait installé sa chaise.
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« Je me refuse à planter uniquement des choux dans mon jardin ; je n'entends pas être la vache broutant sa zone d'herbe autour de son piquet ; j'honore, mais sans envier de lui ressembler, le casseur de pierres voué à l'entretien d'un rayon départemental. Bref, lorsqu'il me serait lucratif et commode de me cantonner, à l'exemple d'autrui, dans un immuable périmètre - (les firmes fructueuses ne sont qu'à ce prix), - je m'évade vers de variables latitudes et rechigne à me laisser cataloguer sous une étiquette. »
Un art de coloriste s'était fait jour, étalé, plantureux, grassement flamand, mieux prédisposé qu'aucun autre à refléter la grosse sensualité d'une race qui de tout temps a passé pour aimer la bombance, les festins abondants en victuailles, les gaités de l'alcove. Louis Dubois, dès ses débuts en 1857, s'était révélé par des œuvres nourries où le sentiment de la couleur se marquait dans des harmonies profondes et veloutées. Ses Cigognes, profilées sur un large fond de paysage, sa Roulette, d'une observation physiologique curieuse, son Chevreuil mort, superbement couché dans une solitude désolée, successivement attestèrent sa filiation avec les robustes peintres du XVIIe siècle. Il s'était mis au portrait, à la nature morte, au paysage, gardant dans chaque genre sa rutilance cossue et souvent alourdi par son ampleur même.
Je mets ces lignes sous la protection des maîtres sacrés, Corot, Millet, Delacroix, Rousseau. Ils ont été les grands et les souffrants; ils ont porté sur leurs épaules la croix douloureuse de l’art ; de leur sang, ils ont marqué le chemin à ceux qui les ont suivis. S’il est un lieu de lumière du haut duquel ils puissent nous voir, ils doivent être contents ; la religion qu’ils ont prêchée est devenue la religion universelle. Ils ont créé le Credo moderne. C’est pourquoi ils rayonnent dans une pure gloire d’apôtres, par-dessus cette exposition du Champ-de-Mars où trois d’entre eux ne sont pas.
Oui, Vraiment, Rops vécut là la vie frémissante d'un créateur d'art et d'esprits. Si la moisson ne fut pas en raison de l'effort du semeur, du moins la graine si largement jetée aux sillons germa dans quelques nobles artistes qui, sans lui, peut-être jamais n'auraient songé à manier l'outil expressif, décidé et rapide en qui peut-être l'impressionnisme des peintres belges prit connaissance de lui-même. Hippolyte Boulenger vivait en ce temps à Tervueren où il avait formé une école d'art rural qui, dans l'histoire de la peinture nationale, eut l'importance d'une école de Barbizon. Il dut à un clair et nerveux génie la vision et le sens d'un paysage qui, dans un grand pays comme la France, l'eût mis parmi les très grands, non loin d'un Rousseau, mais avec la qualité d'un Rousseau moins chimisé et plus grassement peintre. La Belgique, toujours défiante, ne lui donna qu'une gloire modérée, chèrement expiée par des mécomptes sans nombre et la mort. Ce beau peintre ne fit que quelques eaux-fortes, mais égratignées d'une main si spirituelle, avec de si vifs accents d'ombre et de lumière sous le foliolement des arbres et les nébulosités moites du ciel que, sans rien devoir d'immédiat au maître et à l'ami, ce fut néanmoins celui-ci qui, de son conseil et de sa confiance, l'inspira et l'encouragea.
Tout alla assez bien d'abord. Rops, sous les espèces de la résine, de la pointe et du tampon, se communiquait activement à sa petite église. Il fut à lui seul le dieu cl l'officiant de la religion qu'il apportait aux Belges et de laquelle il attendait un réchauffement du Vieux sang plastique flamand. Ce merveilleux ouvrier d'art s'attesta là un incomparable délateur en qui le génie de la parole et de l'action s'égala au sentiment d'une prédestination obéie. Il déploya d'infinies ressources de politique, de séduction et d'entraînement. Il subjuguait tout un peuple par sa verve, sa fière mine et son geste décidé. Il apparut, dans sa jeunesse et sa beauté, à travers une sorte d'ensorcellement de l'art, l'ambassadeur attendu des Puissances noires auprès de l'Idéal. Il habitait à cette époque, avenue Louise, près du bois, un coquet hôtel de style français et dont la cour, derrière une haute grille, laissait voir des remises et des écuries. Cet apparat ne nuisait pas à son prestige.
C'est un moment de grande paix active dans sa vie. Son Marteleur qu'il envoie à l'Exposition Universelle lui vaut la médaille d'honneur. Louvain lui commande pour son parc public un monument à la mémoire d'un héros évangélique, le Père Damien. Avec son bas-relief de l'Industrie qu'il met au travail, il sent tressaillir la synthèse de son œuvre dans l'édifice définitif qu'il projette de dédier au Travail. En même temps il ne cesse pas de peindre. Sa peinture, par le sujet et les grandes lignes, approxime son art de sculpteur. A l'huile, à l'aquarelle, au fusain il exécute des paysages cabossés de terris et enchevêtrés de charpentes industrielles, d'apocalyptiques résurrections de laminoirs et de hauts fourneaux flambants, des ponts, des puits, des aqueducs, des carcasses é ventrées et farouches de vieux charbonnages. D'une habileté impérieuse, avec ses fortes mains raides d'argile, il se met à manier le fragile pastel. C'est une cuisine neuve, topique, comme improvisée avec des hachures de crayon, des éclaboussures de gouache et des rehauts pastellés, et qui amalgame les genres et aboutit à de mordants et savoureux accents d'estampe en couleur. Sans rien perdre de sa manière farouche et burinée, il subit l'évolution de la lumière. Sa peinture s'éclaircit, frissonne d 'atmosphères légères , vibre de poussières hautes , aériennes , tourbillonnantes.
Je ne voudrais pas établir de rapprochement entre l'auteur d'Ironie sanglante et ce comte de Lautréamont (Ducasse) dont l'éditeur de Rachilde vient justement de remettre au jour les extraordinaires Chants de Maldoror. D'analogie, il n'en est point, à part peut-être la communauté d'Injustice qui les voue à d'immérités silences. Je signale simplement le fait de ce tumultueux et imprécatoire rhéteur, de ce musicien des grandes orgues littéraires, de cet infant de lettres qui mourut sans avoir régné et probablement ne sera reconnu Prince spirituel que par un très petit nombre de ses pairs. Ce lyrique blasphémateur, qui attisa le plus virulent satanisme sur les grils de ses prosopopées, ce nébuleux et outré négateur des morales et des cultes professés, aux métaphores tendues comme des balistes ou giroyantes comme des catapultes, ce vociférateur des litanies du Péché et de la Damnation, créateur d'un antiphonaire sabbatique s'égalant aux pires rituels du Diabolisme, perturba tellement l'inepte critiquaille contemporaine qu'à part deux ou trois hauts esprits, nul ne se sentit assez sûr de ses propres lumières pour plonger dans ces gouffres d'incohérences et de ténèbres où, par moment, clame une voix merveilleusement musicale. La plénipotentiaire sottise s'effara d'un livre dont il eût fallu chercher la clef dans les effrois du moyen âge et qui, sur le crépusculaire marécage des actuels détritus littéraires, projette les noires coruscations d'un inquiétant bolide.
Extrait de la préface à La Sanglante Ironie de Rachilde
Son importance comme artiste n'en est pas diminuée, car c'est quelque chose que d'aider la vérité à se formuler, et Courbet a déblayé les ruines sous lesquelles elle gisait. Il a repris pour son compte le beau métier de la peinture, il a remis en honneur la clarté et la simplicité, il a dessillé les yeux fermés à la lumière, et ce programme du réalisme, auquel les maîtres avant lui s'étaient conformés, il l'a fait servir au large épanouissement de ses œuvres.
Il a annoncé la bonne parole aux hommes, et sous ce rapport, il a été un apôtre convaincu. S'il a eu un tort, ça a été de croire qu'il avait concentré toute la vérité de l'art en lui; il n'a réalisé, en effet, qu'une partie de la vérité, et non pas la plus haute. Une épaisse croûte de limon mure la vie spirituelle chez ses créatures; il les étouffe sous une montagne de chair, les endort dans un engourdissement de bienêtre, et cette matière épaisse ronfle, digère, sans être troublée par la pensée d'une rédemption.
Il est par excellence le peintre d'une création saine jusqu'à l'outrance, et qui se dissout dans le gras-fondu de sa santé même. Ses recherches de grosse animalité satisfont ses appétits de cuisine et de femme, et il peint par tempérament la plantureuse redondance des matrones enflées jusqu'à crever, les grasses chairs moites des filles d'amour, le dépoitraillement étalé des femmes au bain.
Sans doute, tout cela est de la vérité, mais une vérité un peu courte, qui n'a rien à faire avec un temps plus spécialement qu'avec un autre.
Elle n'en paraissait pas moins très extraordinaire alors, et le public regardait ces orgies de débraillé avec stupeur, sans oser s'avouer qu'après tout il avait peut-être dans son lit autant de gorges et de mentons que ceux qui fleurissaient dans les ouvrages du peintre.