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Citations de Jean-Pierre Luminet (182)


Hypatie resta interloquée, puis, se détendant enfin, elle conclut :
- Général, tu n'es pas aussi sot que tu veux parfois le laisser croire.
- Là nous sommes bien d'accord, répondit-il avec quelque vanité. La vérité est que sur bien des points, nous concevons tous deux les choses de la même façon...
(p.159)
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On ne sait combien d'années Euclide resta à Alexandrie. Très vite, sa réputation fut telle qu'on accourut de partout pour assister à ses cours, et l'on peut dire que tout ce que l'époque comptait de mathématiciens, d'astronomes et d'ingénieurs devinrent ses disciples.
(p.69)
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Philopon songea, avec un sourire amer, que le cavalier de l'Apocalypse était bien impatient : eût-il attendu encore vingt-trois ans et Alexandrie aurait fêté son millénaire dans les flammes et le sang, proclamant le règne de l'Antéchrist.
(p.15)
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L’idée que le fond des trous noirs en rotation n𠆞st pas bouché mais ouvre des passages vers d𠆚utres régions de l’univers a engendré la notion fascinante de “trous de vers” (wormhole). L’hypothèse des trous de vers traversables a vite fasciné les physiciens et davantage encore les écrivains de science-fiction dans la mesure où ils feraient office de “raccourcis” permettant de voyager d’un bout à l𠆚utre de l’univers en s�ranchissant des distances normalement impossibles à parcourir en raison de la limitation de la vitesse imposée par la lumière. Ce qui permettrait à une civilisation suffisamment avancée pour maîtriser le passage à travers de telles portes, de voyager vers les autres étoiles, voire les autres galaxies. En 1988, Kip Thorn et coll firent les calculs, et montrèrent que non seulement il était théoriquement possible d’ouvrir un passage entre deux points de l𠆞space et de le traverser sans encombre pour voyager de façon quasi instantanée entre les étoiles, mais qu’on devait aussi pouvoir voyager dans le temps.
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Jean-Pierre Luminet
Bruno et Galilée au regard de l’infini 6

Bien que finitiste, l’oeuvre cosmologique de Galilée inspire des craintes aux théologiens. En 1615, malgré les réticences de certains cardinaux, le Saint-Office met à l’index le De Revolutionibus de Copernic et met en garde Galilée, qui reprend le chemin de Florence. Le cardinal Roberto Bellarmin, qui avait décidé en 1600 du sort fatal de Giordano Bruno, exhorte Galilée à ne pas soutenir la doctrine copernicienne. Mais Bellarmin n’interdit pas à Galilée l’étude du système copernicien en tant qu’hypothèse scientifique. D’autant que Galilée tient absolument à se démarquer de Bruno. Ce dernier interprétait la théorie copernicienne dans un sens purement philosophique ou métaphysique, sans conséquence scientifique précise. Sa philosophie de la nature était dénuée de rigueur ; ses raisonnements fourmillaient d’allégories, de références à la magie, d’affirmations générales invérifiables. Pour Galilée, au contraire, la théorie copernicienne est le point de convergence de toutes les nouvelles recherches scientifiques, et il veut fonder sur elle une nouvelle méthodologie scientifique. C’est pourquoi Galilée ne citera jamais le nom de Bruno – un silence blâmé par Kepler, car interprété comme une lâcheté.

Encouragé également par le cardinal Barberini, qui devient pape en 1623 sous le nom d’Urbain VIII, Galilée publie son ouvrage polémique, L’Essayeur. En 1632, son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde s’en prend avec virulence à la conception aristotélicienne du monde, et aux théories astronomiques de Ptolémée qui en découlent. Tout comme Le Banquet des Cendres de Giordano Bruno (qu’il ne cite toujours pas) le Dialogue de Galilée met en scène un aristotélicien borné, discutant avec un personnage intelligen qui défend Copernic. Galilée y tire toutes les conséquences des observations effectuées avec sa lunette astronomique : il adopte définitivement le système héliocentrique. Galilée n’énonce plus d’hypothèses. Il affirme une réalité.


Le procès de Galilée, par Fleury
C’est pour cette raison que le tribunal de l’Inquisition le condamne le 22 juin 1633. Urbain VIII se doit en effet de sacrifier un adepte des nouvelles idées afin d’apaiser l’Espagne catholique. Galilée est alors placé en résidence surveillée. Malgré sa rétractation, ses idées se répandent avec son dernier ouvrage, Discours et démonstrations mathématiques, paru en Hollande en 1638, quatre ans avant sa mort.

Après Galilée, les systèmes du monde ne seront plus jamais les mêmes. La Terre restera écartée du centre de l’Univers, mais surtout, la remise en cause de la physique d’Aristote exigera de repenser les lois qui régissent le mouvement des corps et de leur donner une formulation mathématique adéquate. La voie est définitivement ouverte à de nouvelles cosmologies, construites sur la base d’un espace infini. Jusqu’alors, la notion d’espace était conçue dans l’ordre cosmologique et physique de la nature, et non pas comme la toile de fond des figures et des constructions géométriques d’Euclide. En d’autres termes, l’espace physique n’était pas mathématisé. Il le devient grâce à René Descartes (1596-1650), qui a l’idée de spécifier chaque point par un ensemble de trois nombres réels : ses coordonnées. L’introduction d’un système de coordonnées universel qui quadrille entièrement l’espace et permet de mesurer les distances traduit bien que, pour Descartes, l’unification et l’uniformisation de l’univers dans son contenu physique et dans ses lois géométriques ne font aucun doute. L’espace est une substance au même titre que les corps matériels, un éther infini agité de tourbillons sans nombre, au centre desquels se tiennent les étoiles et leurs systèmes planétaires. Ni la Terre, ni le Soleil, ni aucun astre n’occupent une place privilégiée. Les étoiles sont autant de soleils servant de centre à autant de tourbillons, semblables ou différentes du nôtre.


Système de Descartes, 1644
Bientôt un nouvel art s’offrit à nos travaux.
Aux deux bouts d’un long tube attachant deux cristaux,
Galilée en obtint une force inconnue;
Son œil perça des cieux l’étonnante étendue.
Ces espaces d’azur, qui semblaient des déserts,
Placés pour séparer tous les astres divers,
D’étoiles tout-à-coup, à nos yeux se peuplèrent.
De la création les bornes reculèrent.
Chaque instant lui fit voir, dans un lointain sans fond,
Et l’univers plus vaste, et le ciel plus profond.
(Gudin de la Brunellerie, L’astronomie, 1810.)


[1] Identifiée aujourd’hui à une explosion de supernova.

[2] De spacio physico et mathematico, présenté et traduit par Hélène Védrine, Paris, Vrin, 1996.

[3] L’infini, l’univers et les mondes, Berg international, 1987, p. 66

[4] Exergue de L’infini, l’univers et les mondes.

[5] De stella nova, 1606.

[6] Johannes Kepler, Conversation avec le Messager Céleste de Galilée, 1610, trad. I. Pantin, Paris, Les Belles Lettres, 1993.

[7] Voir par exemple Jean-Pierre Luminet, L’univers chiffonné, Gallimard Folio/Essais, 2005.

[8] Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, trad. R. Fréreux, avec le concours de F. De Gandt, Éditions du Seuil, 1992, p. 329.

[9] Lettre à Ingoli, cité in F. Monnoyeur (dir.), Infini des philosophes, infini des astronomes, Paris, Belin, 1995, p. 47.

[10] Galilée, L’Essayeur, 1623 ; trad. fr. Les Belles Lettres, 1989.

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Jean-Pierre Luminet
Bruno et Galilée au regard de l’infini 6

Bien que finitiste, l’oeuvre cosmologique de Galilée inspire des craintes aux théologiens. En 1615, malgré les réticences de certains cardinaux, le Saint-Office met à l’index le De Revolutionibus de Copernic et met en garde Galilée, qui reprend le chemin de Florence. Le cardinal Roberto Bellarmin, qui avait décidé en 1600 du sort fatal de Giordano Bruno, exhorte Galilée à ne pas soutenir la doctrine copernicienne. Mais Bellarmin n’interdit pas à Galilée l’étude du système copernicien en tant qu’hypothèse scientifique. D’autant que Galilée tient absolument à se démarquer de Bruno. Ce dernier interprétait la théorie copernicienne dans un sens purement philosophique ou métaphysique, sans conséquence scientifique précise. Sa philosophie de la nature était dénuée de rigueur ; ses raisonnements fourmillaient d’allégories, de références à la magie, d’affirmations générales invérifiables. Pour Galilée, au contraire, la théorie copernicienne est le point de convergence de toutes les nouvelles recherches scientifiques, et il veut fonder sur elle une nouvelle méthodologie scientifique. C’est pourquoi Galilée ne citera jamais le nom de Bruno – un silence blâmé par Kepler, car interprété comme une lâcheté.

Encouragé également par le cardinal Barberini, qui devient pape en 1623 sous le nom d’Urbain VIII, Galilée publie son ouvrage polémique, L’Essayeur. En 1632, son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde s’en prend avec virulence à la conception aristotélicienne du monde, et aux théories astronomiques de Ptolémée qui en découlent. Tout comme Le Banquet des Cendres de Giordano Bruno (qu’il ne cite toujours pas) le Dialogue de Galilée met en scène un aristotélicien borné, discutant avec un personnage intelligen qui défend Copernic. Galilée y tire toutes les conséquences des observations effectuées avec sa lunette astronomique : il adopte définitivement le système héliocentrique. Galilée n’énonce plus d’hypothèses. Il affirme une réalité.


Le procès de Galilée, par Fleury
C’est pour cette raison que le tribunal de l’Inquisition le condamne le 22 juin 1633. Urbain VIII se doit en effet de sacrifier un adepte des nouvelles idées afin d’apaiser l’Espagne catholique. Galilée est alors placé en résidence surveillée. Malgré sa rétractation, ses idées se répandent avec son dernier ouvrage, Discours et démonstrations mathématiques, paru en Hollande en 1638, quatre ans avant sa mort.

Après Galilée, les systèmes du monde ne seront plus jamais les mêmes. La Terre restera écartée du centre de l’Univers, mais surtout, la remise en cause de la physique d’Aristote exigera de repenser les lois qui régissent le mouvement des corps et de leur donner une formulation mathématique adéquate. La voie est définitivement ouverte à de nouvelles cosmologies, construites sur la base d’un espace infini. Jusqu’alors, la notion d’espace était conçue dans l’ordre cosmologique et physique de la nature, et non pas comme la toile de fond des figures et des constructions géométriques d’Euclide. En d’autres termes, l’espace physique n’était pas mathématisé. Il le devient grâce à René Descartes (1596-1650), qui a l’idée de spécifier chaque point par un ensemble de trois nombres réels : ses coordonnées. L’introduction d’un système de coordonnées universel qui quadrille entièrement l’espace et permet de mesurer les distances traduit bien que, pour Descartes, l’unification et l’uniformisation de l’univers dans son contenu physique et dans ses lois géométriques ne font aucun doute. L’espace est une substance au même titre que les corps matériels, un éther infini agité de tourbillons sans nombre, au centre desquels se tiennent les étoiles et leurs systèmes planétaires. Ni la Terre, ni le Soleil, ni aucun astre n’occupent une place privilégiée. Les étoiles sont autant de soleils servant de centre à autant de tourbillons, semblables ou différentes du nôtre.


Système de Descartes, 1644
Bientôt un nouvel art s’offrit à nos travaux.
Aux deux bouts d’un long tube attachant deux cristaux,
Galilée en obtint une force inconnue;
Son œil perça des cieux l’étonnante étendue.
Ces espaces d’azur, qui semblaient des déserts,
Placés pour séparer tous les astres divers,
D’étoiles tout-à-coup, à nos yeux se peuplèrent.
De la création les bornes reculèrent.
Chaque instant lui fit voir, dans un lointain sans fond,
Et l’univers plus vaste, et le ciel plus profond.
(Gudin de la Brunellerie, L’astronomie, 1810.)


[1] Identifiée aujourd’hui à une explosion de supernova.

[2] De spacio physico et mathematico, présenté et traduit par Hélène Védrine, Paris, Vrin, 1996.

[3] L’infini, l’univers et les mondes, Berg international, 1987, p. 66

[4] Exergue de L’infini, l’univers et les mondes.

[5] De stella nova, 1606.

[6] Johannes Kepler, Conversation avec le Messager Céleste de Galilée, 1610, trad. I. Pantin, Paris, Les Belles Lettres, 1993.

[7] Voir par exemple Jean-Pierre Luminet, L’univers chiffonné, Gallimard Folio/Essais, 2005.

[8] Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, trad. R. Fréreux, avec le concours de F. De Gandt, Éditions du Seuil, 1992, p. 329.

[9] Lettre à Ingoli, cité in F. Monnoyeur (dir.), Infini des philosophes, infini des astronomes, Paris, Belin, 1995, p. 47.

[10] Galilée, L’Essayeur, 1623 ; trad. fr. Les Belles Lettres, 1989.

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Jean-Pierre Luminet
Bruno et Galilée au regard de l’infini 5

Le paradoxe de la nuit noire fait apparemment obstacle au concept d’espace homogène et infini. Comme Kepler ne partage pas la conception de Giordano Bruno, selon laquelle le Soleil est un monde comme les autres, au milieu des étoiles dispersées à l’infini, il répond au paradoxe en optant pour un modèle d’univers fini, borné par un mur ou une voûte. En ce cas, les étoiles sont en trop petit nombre pour couvrir le ciel entier, et il n’y a plus aucune raison pour que le fond du ciel soit brillant. Bien que cette explication se heurte au paradoxe du bord, Kepler y voit la seule issue possible pour expliquer la noirceur nocturne. Tout comme le paradoxe du bord, ce problème ne sera résolu de façon satisfaisante qu’au milieu du XIXe siècle, mais par de tout autres arguments[7].

Influencé sans vouloir l’admettre par le Secret du Monde de Kepler, Galilée se révèle très vite un fervent partisan du système héliocentrique proposé par Copernic, selon lequel la Terre, une planète parmi les autres, tourne autour du Soleil et non l’inverse. Mais comment le prouver ?

Ayant appris en 1609 l’existence d’un instrument optique permettant de grossir ce que l’on regarde, Galilée s’empresse de le reproduire en l’améliorant, puis pointe cette lunette vers le ciel. Un an après, il expose les résultats de ses observations dans Le Messager céleste. Ils sont tous en contradiction avec les dogmes de la physique aristotélicienne, sur lesquels reposait l’astronomie d’alors. Qu’on en juge. La Lune, constellée de cratères, de montagnes et de vallées, n’a pas la circularité parfaite qu’on lui attribuait, mais elle a du relief, tout comme la Terre. Le Soleil, couvert de taches, est également imparfait. Vénus a des phases. Jupiter tourne autour du Soleil en entraînant un système de quatre satellites. Les étoiles sont innombrables. La Voie lactée est constituée d’une multitude d’étoiles très peu lumineuses qui lui donnent cette luminosité laiteuse. « Grâce à la Lunette», écrit Galilée, «on peut si bien fixer son regard sur la Voie lactée que toutes les disputes qui ont, durant tant de siècles, torturé les Philosophes sont détruites par l’évidence de la perception, et que nous voilà libérés de discussions verbeuses. La Galaxie n’est, en effet, rien d’autre qu’un amas d’Étoiles innombrables regroupées en petits tas ». Il mentionne aussi les nébuleuses, « troupeaux de petites étoiles semées de manière admirable ».

Sur le plan du style même, l’opuscule de Galilée est novateur : ce récit en langue « vulgaire » – l’italien-, bref, haletant même, racontant au jour le jour la succession de découvertes bouleversantes à la façon d’une narration journalistique, n’a rien à voir avec un traité scientifique classique en latin. Galillée conservera toute sa vie son style savoureux et polémique. « Ses dons littéraires hors du commun lui permettent de parler aux hommes cultivés de son époque une langue si claire et si frappante qu’il parvient à dépasser la pensée anthropocentrique et mythique de ses contemporains et à ramener ceux-ci à une conception objective, causale, du cosmos, que l’humanité avait perdue après l’apogée de la culture grecque », déclarera Einstein en 1953.

Sur le fond, les implications des observations galiléennes dépassent de loin le constat astronomique. Pour la première fois dans l’histoire de l’astronomie, Galilée a vu, grâce à un moyen d’observation artificiel, une série de phénomènes entrant directement en contradiction avec la physique officielle. Malgré les problèmes épistémologiques que la lunette ne manque pas de poser, à une époque où un seul homme, Kepler et non pas Galilée, était en mesure de comprendre le fonctionnement de cet instrument, le Messager céleste fait grand bruit. Galilée, professeur à l’Université de Padoue, alors inconnu hors de son milieu professionnel, devient le philosophe naturaliste le plus célèbre d’Europe.


Portrait de Galilée en 1624 par Leoni
Il s’engage alors résolument dans une lutte orageuse pour la reconnaissance du système copernicien, et entend prouver expérimentalement l’identité de nature entre les mondes sublunaire et supralunaire, que la doctrine aristotélo-chrétienne considérait comme foncièrement distincts. Autrement dit, il veut unifier la physique terrestre et la physique céleste, il veut établir l’universalité du monde et des lois qui le gouvernent, et fonder ainsi la physique.

Mais sur la question de l’infini spatial, Galilée, tout comme Kepler, adopte l’attitude prudente du physicien : « Qu’allons-nous faire maintenant, signor Simplicio, des étoiles fixes ? Allons-nous les disperser dans les immenses abîmes de l’univers à différentes distances de n’importe quel point déterminé, ou bien allons-nous les situer sur une même surface sphériquement étendue autour de son centre, toutes étant alors à distance égale de ce centre ? »[8] . Et il conclut : « Ne savez-vous pas qu’il est encore non décidé (et je crois que cela le restera toujours pour la science humaine) si l’Univers est fini ou infini ?»

Cette répugnance envers l’infini dont fait preuve Galilée se retrouve dans sa conception du rôle des mathématiques pour l’étude de la nature : « La philosophie est écrite dans ce vaste livre qui constamment se tient ouvert devant nos yeux (je veux dire l’univers), et on ne peut le comprendre si d’abord on n’apprend pas à connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. Or il est écrit en langue mathématique, et ses caractères sont les triangles, les cercles et autres figures géométriques, sans lesquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot, sans lesquels on erre vraiment en un labyrinthe obscur »[10]. La vie intellectuelle de Galilée restera du début à la fin imprégnée d’une telle conception de la philosophie naturelle, qui mêle l’expérimentation et la conceptualisation. Or, Galilée s’est intéressé à la suite des carrés n2 des nombres entiers n, et a remarqué (comme bien d’autres mathématiciens l’avaient fait avant lui) qu’à chaque entier 1, 2, 3, 4, etc., on peut associer son carré 1, 4, 9, 16, etc. Les deux ensembles sont infinis, ils peuvent être mis en correspondance terme à terme, autrement dit ils ont le même nombre d’éléments. Pourtant, l’ensemble des carrés n’est qu’une partie de l’ensemble des entiers, si bien que la correspondance viole l’axiome « le tout est plus grand que la partie ». Ce paradoxe, dit « de la réflexivité », a pendant des siècles échaudé les mathématiciens, au point de les rendre extrêmement prudents dans l’utilisation des infinis, certains jugeant même dangereux, sinon scandaleux, de les invoquer autrement que comme une pure fiction nécessaire à la pensée. Ainsi a-t-on longtemps préféré croire que seul un être infini lui-même – Dieu, pour ne pas le nommer – pouvait penser l’infini. L’Église s’est d’ailleurs opposée à toute tentative de penser l’infini. Thomas d’Aquin considérait par exemple que quiconque tentait de concevoir l’infini commettait un abominable péché d’orgueil, car il entrait en concurrence avec la nature unique et absolument infinie de Dieu. On trouve là l’un des arguments avancés par l’Inquisition pour condamner Giordano Bruno.
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Jean-Pierre Luminet
Bruno et Galilée au regard de l’infini 4

L’argument connaîtra une fortune considérable dans tous les débats sur l’extension de l’espace ; les atomistes, tel Lucrèce qui donne l’image d’une lance jetée depuis le bord de l’Univers, et, par la suite, tous les partisans d’un univers infini comme Nicolas de Cuse et Giordano Bruno, reprennent le raisonnement. Il faudra attendre le développement des géométries non euclidiennes, au XIXe siècle, pour résoudre logiquement le paradoxe. Ces géométries permettent de concevoir des espaces tridimensionnels finis mais sans bord, tout comme, à deux dimensions, la surface d’une sphère.

Mais revenons au Nolain. Mêlant sa foi et son imagination enthousiaste, Bruno considère le monde infini à l’image de la divinité. « Pourquoi voudrions-nous ou devrions-nous penser que l’efficacité divine soit oisive ? »[3]. Il n’y a qu’un ciel, une immense région éthérée où brillent de magnifiques foyers lumineux qui sont autant de soleils. Nous sommes conduits à découvrir l’effet infini de la cause infinie : Dieu aux pouvoirs infinis ne pouvait créer qu’un univers infini. La plénitude divine triomphe enfin, brisant les limites du système médiéval ; à l’inverse de Platon et d’Aristote, Bruno valorise l’infini et le monde, ce dernier étant parfait justement parce qu’il est infini, et non pas fini.

Le cheminement de sa pensée vers l’infini part de la constatation que ce que l’on observe est toujours relatif : l’horizon n’est qu’un bord apparent qui se déplace avec l’observateur. Par des arguments étonnamment modernes, Bruno réfute l’opinion commune selon laquelle les étoiles seraient toutes à la même distance de la Terre, comme clouées et fixées sur une ultime sphère. Laissant éclater tout son lyrisme, il déclare : « C’est donc vers l’air que je déploie mes ailes confiantes, ne craignant nul obstacle, ni de cristal, ni de verre, je fends les cieux, et je m’érige à l’infini. Et tandis que de ce globe je m’élève vers d’autres globes et pénètre au-delà par le champ éthéré, je laisse derrière moi ce que d’autres voient de loin »[4].

Bruno argumente sur des bases physiques et non plus exclusivement théologiques, prêchant sa doctrine dans toute l’Europe. Sa pensée cosmologique s’inspire de l’atomisme de Lucrèce, des raisonnements de Nicolas de Cues et de la thèse de Copernic. De ce dernier, Bruno retient l’héliocentrisme et l’ordonnancement du système solaire. Mais il rejette son finitisme cosmologique enclos dans la sphère des étoiles fixes. Précurseur de Kepler et de Newton, Bruno rejette également le culte esthétique de la sphéricité et du mouvement circulaire uniforme.

Dès lors il n’y a pas de fins, termes, limites ou murailles qui puissent entraver et arrêter l’abondance infinie des choses. Mais penser la pluralité des mondes pose quelques soucis à la pensée théologique chrétienne. S’il existe plusieurs mondes habités, combien de fois l’Incarnation a-t-elle dû se réaliser ? Une seule fois ? La Terre serait alors dans une position exceptionnelle : exorbitant privilège, si l’on considère l’aspect positif de la réincarnation divine; ou au contraire effroyable défaveur, car ce serait l’unique lieu où aurait été commis le péché originel. Si, en revanche, l’Incarnation s’est réalisée plusieurs fois, elle devient banale par sa répétitivité, et ce n’est alors plus un miracle, lequel est Unique, par définition.


Le procès de Giordano Bruno
La véritable révolution cosmologique du XVIe siècle ne réside pas dans l’affirmation héliocentrique de Copernic, mais dans celle de la multiplicité infinie des mondes. Bruno finit sur le bûcher le 17 février 1600, place des Fleurs, à Rome. Durant son incarcération à Rome, il n’avait eu de cesse d’enseigner à ses compagnons de cellule que tous ces points lumineux que nous appelons étoiles et qu’ils devinaient à travers l’étroite fenêtre de leur cachot formaient des mondes pareils au nôtre.

Malgré la force de ses convictions, Giordano Bruno n’aura de son temps guère d’influence scientifique. Aucune observation astronomique n’étaye ses conceptions, opposées à la doctrine chrétienne. Sa pensée, trahie et défigurée, reste incomprise de la plupart de ses contemporains – notamment par Galilée. Il sera redécouvert par les philosophes des Lumières au XVIIIe siècle, et son image légendaire naîtra seulement au milieu du siècle suivant, lorsque la science positiviste s’opposera triomphalement à l’Église.

En Angleterre cependant, patrie de Thomas Digges et davantage dégagée des oppositions dogmatiques des autorités religieuses, William Gilbert et Henry More défendent à leur tour les notions d’héliocentrisme et de pluralité des mondes. Dans son De Magnete (1600), Gilbert prouve non seulement que la Terre se comporte comme un aimant, mais il affirme que les étoiles sont, comme les planètes, à des distances inégales de la Terre, et que le Soleil dirige les planètes à l’aide de forces magnétiques. Chef de file de l’école des néoplatoniciens de Cambridge, le philosophe Henry More (1614-1687) emboîte le pas à Giordano Bruno et prépare le terrain pour la conception d’un espace absolu et infini, que parachèvera son compatriote Newton. More consacre ainsi à l’atomisme et au concept de la pluralité des mondes un ouvrage exalté, Essai sur l’Infinité des Mondes (1646).

Les deux principaux artisans de la « nouvelle astronomie », Johannes Kepler (1571-1630) et Galilée (1564-1642), restent quant à eux très prudents sur la question de l’infini. Kepler tente en premier lieu de construire un modèle d’univers copernicien, mais fondé sur l’usage de figures géométriques particulières : les polyèdres réguliers (Le Secret du Monde, 1596). Il échoue dans cette tentative, l’agencement calculé des orbites planétaires ne correspondant pas aux nouvelles données expérimentales rassemblées par Tycho Brahe. Découvrant alors la nature elliptique des trajectoires planétaires (Astronomie nouvelle, 1609), Kepler renverse le dogme du mouvement circulaire et uniforme comme explication ultime des mouvements célestes.

Il refuse cependant de suivre Bruno dans son argumentation sur l’infinité de l’univers. Il considère cette notion comme purement métaphysique et, puisque non fondée sur l’expérience, dénuée de signification scientifique : « En vérité, un corps infini ne peut être compris par la pensée. En effet, les concepts de l’esprit au sujet de l’infini se réfèrent ou bien à la signification du mot “infini”, ou bien à quelque chose qui excède toute mesure numérique, visuelle ou tactile concevable; c’est-à-dire à quelque chose qui n’est pas infini en acte, vu qu’une mesure infinie n’est pas concevable[5] ». Kepler appuie son argumentation en énonçant pour la première fois[6] un raisonnement qui fera beaucoup gloser : le « paradoxe de la nuit noire ». À première vue, il n’y a pas lieu de s’étonner que la nuit soit noire. Le Soleil couché ne délivre plus de lumière, seules restent les étoiles pour éclairer faiblement la nuit. Supposons cependant que l’espace soit infini, et uniformément rempli d’astres (étoiles, galaxies). En quelque direction que nous regardions, nous devrions trouver un astre plus ou moins éloigné sur notre ligne de visée. L’addition de leurs luminosités devrait rendre le ciel nocturne aussi brillant qu’en plein midi, et même davantage : le fond du ciel ressemblerait à une voûte radieuse continûment tapissée d’étoiles, à la façon d’un gigantesque soleil. Pourquoi n’en est-il pas ainsi ? S’il existe d’autres étoiles de même nature que la nôtre, comment se fait-il qu’à elles toutes elles ne dépassent pas notre Soleil en éclat? C’est le paradoxe de la nuit noire. Pour bien le saisir, assimilons l’univers à une forêt et les étoiles à des troncs d’arbres identiques, largement espacés. Les troncs les plus proches paraissent les plus gros, les troncs plus lointains sont plus petits; mais il est clair que, si la forêt est suffisamment grande, les troncs se chevauchent pour former un fond continu, semblant nous entourer d’un mur circulaire.
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Jean-Pierre Luminet
Bruno et Galilée au regard de l’infini 3

Si ce modèle d’univers s’impose rapidement, il n’empêche pas la résurgence d’idées atomistes. Après la redécouverte du manuscrit de Lucrèce, le cardinal allemand Nicolas de Cues (1401-1464) plaide en faveur de l’infinité de l’Univers, de la pluralité des mondes habités et du mouvement de la Terre dans son Traité de la Docte Ignorance (vers 1440). Mais son argumentation reste principalement métaphysique : l’univers est infini parce qu’il est l’œuvre de Dieu, lequel ne saurait être limité dans ses œuvres.

Un siècle plus tard, le chanoine polonais Nicolas Copernic (1473-1543) réintroduit l’héliocentrisme, vieille hypothèse déjà formulée au IIIe siècle avant notre ère par Aristarque de Samos mais restée en sommeil, malgré la tentative de Nicolas de Cues. Son De Revolutionibus (1543) pose les hypothèses que la Terre n’est pas le centre de l’Univers ; que toutes les sphères tournent autour du Soleil, centre de l’Univers ; que tout mouvement céleste est produit par le mouvement de la Terre et non par celui du firmament ; que la Terre effectue une rotation complète autour de ses pôles en un jour et une révolution complète autour du Soleil dans le plan de l’écliptique en une année.

Copernic conserve toutefois la conception aristotélicienne d’un univers fini, enclos à l’intérieur de la sphère des étoiles fixes. Il le déclare seulement immense, et renvoie la balle aux philosophes. Néanmoins, l’héliocentrisme porte en germe une révolution fondamentale : tant que l’univers était en rotation autour de la Terre fixe, il était difficile d’imaginer qu’il puisse être infini. La difficulté disparaît dès qu’il est reconnu que le mouvement apparent du ciel est dû au mouvement terrestre. En outre, Copernic élargit le Monde médiéval. Son modèle est 2000 fois plus grand que celui de Ptolémée : il constitue un tout petit pas vers l’infini, mais en est encore loin …

En 1572, une « étoile nouvelle »[1] observée par l’astronome danois Tycho Brahe (1546-1601) fournit un premier élément observationnel propre à accélérer la chute de la cosmologie aristotélicienne. C’est en effet dans la sphère des étoiles fixes qu’elle apparaît, c’est-à-dire dans le Monde supra-lunaire jusqu’alors réputé immuable.

Dès 1576, Thomas Digges, l’un des plus habiles observateurs de son temps et leader des coperniciens anglais, démantèle la sphère des fixes et en éparpille les étoiles dans l’espace infini. Son manifeste, A Perfit Description of the Caelestial Orbes (1576), contient un schéma héliocentrique montrant explicitement, pour la première fois dans l’histoire, des étoiles non plus fixées sur une couche mince, à la surface de la dernière sphère du monde, mais disséminées à l’infini. Ce nouveau modèle fait brutalement passer du monde clos des Anciens à un univers, sinon infini, du moins extrêmement vaste, peuplé d’étoiles innombrables qui sont autant de soleils. Toutefois, Digges ne propose pas de conception véritablement physique de l’espace infini. Pour lui, le ciel et ses étoiles constituent toujours l’Empyrée, la demeure de Dieu, et, à ce titre, n’appartiennent pas vraiment à notre monde sensible.

La vraie rupture épistémologique est déclenchée par deux philosophes italiens. En 1587, Francesco Patrizi (1529-1597) fait paraître De l’espace physique et mathématique[2], où il émet l’idée révolutionnaire que le véritable objet de la géométrie est l’espace en tant que tel, et non les figures, comme on le considérait depuis Euclide. Patrizi inaugure un nouveau concept d’espace physique homogène et infini, obéissant à des lois mathématiques – donc accessible à l’entendement.

Mais c’est surtout à son contemporain Giordano Bruno (1548-1600) que doit être attribuée la paternité de la cosmologie infinitiste. « Voici alors apparaître l’homme qui a franchi les airs, traversé le ciel, parcouru les étoiles, outrepassé les limites du monde, dissipé les murailles imaginaires des sphères – du premier, du huitième, du neuvième, du dixième rang ou davantage – postulées par de vains calculs mathématiques ou par une aveugle et vulgaire philosophie (…). C’est lui qui, avec les clefs de sa compétence, a ouvert par ses recherches ceux des cloîtres de la vérité auxquels nous ne pouvons avoir accès. Il a mis à nu la nature, que des voiles enveloppaient ; il a donné des yeux aux taupes et rendu la lumière aux aveugles. (…) Nous le savons : il n’y a qu’un ciel, une immense région éthérée où les magnifiques foyers lumineux conservent les distances qui les séparent au profit de la vie perpétuelle et de sa répartition. » Ainsi le bouillant Bruno se présente-t-il lui-même dans Le Souper des Cendres, publié en 1584.

Il consacre au sujet de nombreux ouvrages. Le livre premier de son De immenso est entièrement consacré à une définition logique de l’espace infini. Dans De l’infini, de l’univers et des mondes, il critique violemment le système aristotélicien, se fondant en particulier sur le paradoxe de la frontière cosmique pour défendre vigoureusement les idées d’univers infini et de pluralité des mondes habités. Dès le Ve siècle av. J.-C. en effet, le pythagoricien Archytas de Tarente avait énoncé un paradoxe visant à démontrer l’absurdité de l’idée d’une frontière matérielle de l’univers : si je suis à l’extrémité du ciel, puis-je allonger la main ou tendre un bâton? Il est absurde de penser que je ne le peux pas; et si je le peux, ce qui se trouve au-delà est soit un corps, soit l’espace. Je peux donc aller au-delà de cela encore, et ainsi de suite. Et s’il y a toujours un nouvel espace vers lequel il m’est possible de tendre la main, cela implique clairement une extension sans limites… Il y a donc paradoxe : si l’univers est fini, il a un bord, mais ce bord peut être indéfiniment dépassé.
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Jean-Pierre Luminet
Bruno et Galilée au regard de l’infini 2

La philosophie atomiste est fermement critiquée par Socrate, Platon et Aristote. De plus, en affirmant que l’univers n’est pas gouverné par les dieux, mais par de la matière élémentaire et du vide, elle entre inévitablement en conflit avec les autorités religieuses. Au IVe siècle avant notre ère, Anaxagore de Clazomènes est le premier savant de l’histoire à être accusé d’impiété – en quelque sorte le malheureux précurseur de Bruno et Galilée; toutefois, défendu par des amis puissants (Périclès !), il est acquitté et peut s’enfuir loin de l’hostilité d’Athènes. Grâce à ses deux plus illustres porte-parole, Épicure (341-270 av. J.-C.) – qui fonde la première école admettant des femmes pour étudiantes –, et Lucrèce (Ier siècle av. J.-C.), auteur d’un magnifique poème cosmologique, De la nature des choses, l’atomisme n’en demeure pas moins florissant jusqu’à l’avènement du christianisme.


Une édition anglaise du poème de Lucrèce
Parménide, au Ve siècle avant notre ère, est peut-être le premier représentant du finitisme cosmologique. Selon lui, le Monde, image de l’Etre Parfait, est pareil à une « balle bien ronde » et possède nécessairement des limites. Dans Le Timée, Platon (428-347) introduit un terme spécifique, khora, pour désigner l’étendue ou espace en tant que réceptacle de la matière, et défini par elle. Il le considère comme fini, clos par une sphère ultime contenant les étoiles. De la même façon, Aristote (384-322) prône une Terre fixe au centre d’un monde fini, circonscrit par la sphère qui contient tous les corps de l’univers. Mais cette sphère extérieure n’est « nulle part », puisque au-delà il n’y a rien, ni vide ni étendue.


Platon et Aristote au centre de la fresque de Raphaël, “l’Ecole d’Athènes” (1511)
Il existe ainsi, dans l’Antiquité grecque, trois grandes écoles de pensée cosmologique. L’une, qui rassemble les milésiens, les stoïciens, etc., fait la distinction entre le monde physique (l’univers matériel) et l’espace : l’univers est considéré comme un îlot de matière fini plongé dans un espace extracosmique infini et sans propriété, qui l’englobe et le contient. Les deux autres, atomiste et aristotélicienne, considèrent que l’existence même de l’espace découle de l’existence des corps; le monde physique et l’espace coïncident; ils sont infinis pour les atomistes, finis pour les aristotéliciens.
Les premiers théologiens du christianisme ne s’y trompent pas : ils rejettent violemment la philosophie atomiste, qui est matérialiste, mais aussi la doctrine aristotélicienne, qui implique un temps éternel et un univers non créé. Les modèles cosmologiques du Haut Moyen-Âge reviennent aux conceptions archaïques des milésiens, à savoir un cosmos fini baignant dans le vide, à la distinction près que le cosmos revêt maintenant la forme d’un tabernacle, ou celle d’un cœur !


L’univers en forme de tabernacle, selon le moine byzantin Cosmas Indicopleustes
La cosmologie d’Aristote, perfectionnée par l’astronomie de Claude Ptolémée (vers 150 de l’ère chrétienne), est toutefois réintroduite en Occident au XIe siècle, grâce aux traductions et aux commentaires arabes, et aménagée pour satisfaire aux exigences des théologiens. Notamment, ce qui se situe au-delà de la dernière sphère matérielle du monde acquiert le statut d’espace, sinon physique, du moins éthéré ou spirituel. Baptisé «Empyrée », il est considéré comme le lieu de résidence de Dieu, des anges et des saints. Ce cosmos médiéval aristotélo-chrétien, si bien illustré par La divine comédie de Dante, est non seulement fini et centré sur la Terre fixe, mais il est très petit : la distance de la Terre à la sphère des étoiles fixes est estimée à 20 000 rayons terrestres, de sorte que le paradis, à sa frontière, est raisonnablement accessible aux âmes des défunts. Le chrétien trouve naturellement sa place au centre de cette construction.


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Jean-Pierre Luminet
Bruno et Galilée au regard de l’infini 1


Une des questions les plus anciennes à propos de l’univers est de savoir quelle est son étendue. Est-il fini ou infini ? Il va de soi que la question n’est pas seulement d’ordre scientifique, mais qu’elle a suscité nombre de débats philosophiques et théologiques. Selon les époques et les cultures, la réponse a oscillé, telle une valse hésitante, entre ces deux visions radicalement opposées du monde. On ne peut analyser les positions respectives de Giordano Bruno et de Galileo Galilei face à cette question sans remonter aux sources mêmes de la pensée cosmologique occidentale.


Détail de la fresque de Raphaël “L’école d’Athènes”, censé représenter Anaximandre de Milet.
Dès le VIe siècle avant notre ère, dans la Grèce antique, les premières écoles de savants et de philosophes, dites «présocratiques », tentent chacune à leur façon d’expliquer rationnellement le «monde », c’est-à-dire l’ensemble formé par la Terre et les astres conçu comme un système organisé. Pour Anaximandre, de l’école de Milet, le monde matériel où se déroulent les phénomènes accessibles à nos investigations est nécessairement fini. Il est toutefois plongé dans un milieu qui l’englobe, l’apeiron, correspondant à ce que nous considérons aujourd’hui comme l’espace. Ce terme signifie à la fois infini (illimité et éternel) et indéfini (indéterminé). Pour son contemporain Thalès, le milieu universel est constitué d’eau et le monde est une bulle hémisphérique flottant au sein de cette masse liquide infinie. On retrouve cette conception intuitive d’un monde matériel fini baignant dans un espace-réceptacle infini chez d’autres penseurs : Héraclite, Empédocle, les stoïciens notamment, qui ajoutent l’idée d’un monde en pulsation, passant par des phases de déflagrations et d’explosions périodiques.

L’atomisme, fondé au Ve siècle par Leucippe et Démocrite, prône une tout autre version de l’infini cosmique. Il soutient que l’univers est construit à partir de deux éléments primordiaux : les atomes et le vide. Indivisibles et insécables (atomos signifie « qui ne peut être divisé »), les atomes existent de toute éternité, ne différant que par leur taille et leur forme. Ils sont en nombre infini. Tous les corps résultent de la coalescence d’atomes en mouvement; le nombre de combinaisons étant infini, il en découle que les corps célestes sont eux-mêmes en nombre infini : c’est la thèse de la pluralité des mondes. La formation des mondes se produit dans un réceptacle sans bornes : le vide (kenon). Cet « espace » n’a d’autre propriété que d’être infini, de sorte que la matière n’influe pas sur lui : il est absolu, donné a priori.

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Jean-Pierre Luminet
VI

L’influence des représentations archétypales sur la formation des théories scientifiques est indéniable. Comme on l’a vu avec les déclarations d’Albert Einstein, le physicien théoricien ne peut se satisfaire d’une vision purement empirique, selon laquelle on ne pourrait établir de lois naturelles qu’à partir d’un matériau expérimental soumis à un strict protocole. Il s’agit plutôt de s’interroger sur le rôle joué par les décisions que l’on prend dans le processus d’observation et quel est celui que joue l’intuition. Le pont qui relie le matériau expérimental initialement désordonné se situe dans certaines images originelles qui préexistent dans l’inconscient collectif. Ces archétypes ne sont pas liés à des idées rationnellement formulées. Il s’agit plutôt de formes ou d’images à fort contenu émotionnel, que l’on ne saisit pas par la pensée. Le « cas Kepler », auquel Pauli a consacré un ouvrage, est à cet égard exemplaire. Pauli prend l’exemple de l’adoption par Kepler du système copernicien ; selon lui, le pouvoir de persuasion du système copernicien s’exerce avant tout chez Kepler grâce à la correspondance qu’il y trouve avec le symbole trinitaire, archétype de la pensée chrétienne.

Cette conception de la connaissance de la nature, selon laquelle l’ordre unitaire du cosmos n’est initialement pas formulable de façon rationnelle, renvoie pour l’essentiel à Platon et au néoplatonisme de Plotin et Proclus, mais avec une différence essentielle. Chez Platon, les images originelles sont immuables et existent indépendamment de la conscience humaine (Platon utilise le terme d’« âme »). L’utilisation que fait Emmanuel Kant du concept de forme a priori de la sensibilité, appliquée au cadre géométrique, est tout autant critiquable : cela l’a conduit à soutenir que les postulats d’Euclide étaient inhérents à la pensée humaine. Or les archétypes de la psychologie ne sont pas figés, ils peuvent évoluer relativement à une situation donnée de la connaissance. Le cosmologiste cherche à décrire cette étendue indéfinie qu’est l’espace au moyen d’un modèle géométrique. Plusieurs modèles sont possibles : la description obtenue dépend notamment du degré de finesse avec lequel l’espace physique est analysé. De fait, pendant longtemps, l’espace euclidien fut le seul espace connu des mathématiciens. En outre, l’être humain a une tendance instinctive à interpréter ses perceptions sensorielles dans le sens de la géométrie euclidienne. Il a été démontré que les canaux semi-circulaires de notre oreille interne, qui détectent les accélérations angulaires de la tête dans trois plans perpendiculaires, construisent un espace mental de structure localement euclidienne. Il a donc fallu un singulier travail intellectuel pour comprendre que les postulats de celle-ci ne sont pas les seuls possibles. Affirmer que l’espace possède dix dimensions plutôt que trois, qu’il est fini sans bord plutôt qu’infini, courbé plutôt que plat, multiconnexe plutôt que monoconnexe, etc., n’a rien d’évident, c’est même contre-intuitif ! En ce cas, l’idée doit nécessairement préexister à l’expérience sensible.

On doit donc bel et bien placer la libre invention au cœur du processus de la découverte. Comme l’écrivit le poète Novalis, « Il en va des théories comme de la pêche : seul celui qui lance risque d’attraper quelque chose » !
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Jean-Pierre Luminet
V

Au même titre que quelques autres grands novateurs de l’histoire des sciences et des idées, Kepler offre justement un modèle instructif sur la manière de penser le monde par opposition à la doxa.

En 1975, le philosophe Paul Feyerabend publiait « Contre la méthode », ouvrage dont la thèse principale, étayée par de nombreux exemples historiques, est que non seulement la méthode scientifique classique n’est pas la seule façon valide d’acquérir des connaissances, mais qu’appliquée trop strictement, elle bloque la créativité et l’innovation. La science est une entreprise essentiellement anarchiste, au sens où l’origine de nos idées pour la faire peuvent venir de partout, de l’art, de la littérature, de la poésie, de la philosophie, et même du mythe. L’anarchisme théorique est ainsi davantage humaniste et plus propre à encourager le progrès que les doctrines fondées sur la loi et l’ordre.

Je n’irai cependant pas jusqu’à approuver l’attitude extrême des disciples de Feyerabend consistant à dire que « tout est bon », que « tout se vaut » et qui conduit au relativisme culturel absolu, qui mettrait par exemple sur le même plan de valeur une mélodie de Schubert et une chanson de Madonna. Comme en toute choses, la sagesse consiste à emprunter le juste chemin entre les deux.

Mais chez les partisans de la méthode à l’exclusion de toute autre forme de pensée, pourquoi ignorer ou feindre d’ignorer que l’imagination créatrice des scientifiques fait indéniablement appel à des images mythiques ? Par exemple, les principes générateurs présents dans toutes les cultures – le Désir, l’Arbre, l’Œuf, l’Eau, le Vide, le Chaos – apparaissent clairement comme des archétypes de la pensée cosmogonique, à savoir des symboles primitifs et universels appartenant à l’inconscient collectif, pour reprendre la terminologie de Jung. Le terme d’archétype a d’ailleurs été utilisé pour la première fois par Kepler : « Les traces de la géométrie sont imprimées dans le monde, comme si la géométrie était une sorte d’archétype du monde », a-t-il écrit en 1606 dans son traité sur l’étoile nouvelle, De stella nova.

Certes, l’œuvre des grands créateurs dans le domaine de la physique fondamentale ne laisse que rarement apparaître l’arrière-plan philosophique qui la fonde. En première lecture, on est la plupart du temps tenté de conclure à un rationalisme extrême et à une position fondamentalement sceptique. En réalité, derrière l’esprit critique du physicien inventif se cache souvent un profond intérêt pour tout ce qui a trait aux régions obscures de la réalité et à celles de l’imaginaire humain, lesquels se trouvent en apparence opposées au concept de la raison. L’œuvre de réflexion épistémologique d’un Wolfgang Pauli, par ailleurs l’un des pères de la mécanique quantique, exerce le scepticisme envers le scepticisme même, afin de traquer la façon dont se construit la connaissance, avant qu’on en arrive à la compréhension rationnelle des choses.

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Jean-Pierre Luminet
V

Au même titre que quelques autres grands novateurs de l’histoire des sciences et des idées, Kepler offre justement un modèle instructif sur la manière de penser le monde par opposition à la doxa.

En 1975, le philosophe Paul Feyerabend publiait « Contre la méthode », ouvrage dont la thèse principale, étayée par de nombreux exemples historiques, est que non seulement la méthode scientifique classique n’est pas la seule façon valide d’acquérir des connaissances, mais qu’appliquée trop strictement, elle bloque la créativité et l’innovation. La science est une entreprise essentiellement anarchiste, au sens où l’origine de nos idées pour la faire peuvent venir de partout, de l’art, de la littérature, de la poésie, de la philosophie, et même du mythe. L’anarchisme théorique est ainsi davantage humaniste et plus propre à encourager le progrès que les doctrines fondées sur la loi et l’ordre.

Je n’irai cependant pas jusqu’à approuver l’attitude extrême des disciples de Feyerabend consistant à dire que « tout est bon », que « tout se vaut » et qui conduit au relativisme culturel absolu, qui mettrait par exemple sur le même plan de valeur une mélodie de Schubert et une chanson de Madonna. Comme en toute choses, la sagesse consiste à emprunter le juste chemin entre les deux.

Mais chez les partisans de la méthode à l’exclusion de toute autre forme de pensée, pourquoi ignorer ou feindre d’ignorer que l’imagination créatrice des scientifiques fait indéniablement appel à des images mythiques ? Par exemple, les principes générateurs présents dans toutes les cultures – le Désir, l’Arbre, l’Œuf, l’Eau, le Vide, le Chaos – apparaissent clairement comme des archétypes de la pensée cosmogonique, à savoir des symboles primitifs et universels appartenant à l’inconscient collectif, pour reprendre la terminologie de Jung. Le terme d’archétype a d’ailleurs été utilisé pour la première fois par Kepler : « Les traces de la géométrie sont imprimées dans le monde, comme si la géométrie était une sorte d’archétype du monde », a-t-il écrit en 1606 dans son traité sur l’étoile nouvelle, De stella nova.

Certes, l’œuvre des grands créateurs dans le domaine de la physique fondamentale ne laisse que rarement apparaître l’arrière-plan philosophique qui la fonde. En première lecture, on est la plupart du temps tenté de conclure à un rationalisme extrême et à une position fondamentalement sceptique. En réalité, derrière l’esprit critique du physicien inventif se cache souvent un profond intérêt pour tout ce qui a trait aux régions obscures de la réalité et à celles de l’imaginaire humain, lesquels se trouvent en apparence opposées au concept de la raison. L’œuvre de réflexion épistémologique d’un Wolfgang Pauli, par ailleurs l’un des pères de la mécanique quantique, exerce le scepticisme envers le scepticisme même, afin de traquer la façon dont se construit la connaissance, avant qu’on en arrive à la compréhension rationnelle des choses.

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Jean-Pierre Luminet
IV

Einstein a par la suite surenchéri sur le rôle primordial de l’imagination dans la créativité scientifique. A ce stade il est fascinant de constater le pari fait sur la liberté d’invention des concepts fondamentaux permettant d’interpréter le monde. Einstein estimait déjà que les principes d’une théorie globale ne pouvaient être extraits de l’expérience et de la seule méthode scientifique au sens strict du terme : « Nous savons désormais que la science ne peut naître de la seule expérience immédiate et qu’il nous est impossible, lorsque nous en construisons l’édifice, de nous passer de l’invention libre, dont nous ne pouvons vérifier l’utilité qu’a posteriori, à la lumière de notre expérience. Ma conviction est que nous sommes en mesure, grâce à une construction purement mathématique, de trouver les concepts, ainsi que les lois qui les relient, propres à nous ouvrir les portes de la compréhension des phénomènes naturels. »

Prendre à bras le corps la question de l’énoncé poétique de Paul Valéry dans ses potentialités, mais aussi dans ses limites face au champ des équations qui échappent aux mots de l’ordinaire des jours, tel doit être le propos de la véritable culture scientifique, absolument contraire à la néfaste mode du jour consistant plutôt à accumuler des tableaux de chiffres, des formules, des codes et des statistiques trompeuses, et à en bourrer le crâne des jeunes désireux d’apprendre et de comprendre. La véritable culture scientifique fait le pari de rendre moins innommable le vertigineux mystère du monde qui nous entoure et nous fait. Acceptant son étrangeté, le public, en particulier les jeunes, gagnera à cueillir quelques pierres durables, au moins le temps d’un mouvement d’univers. Comme l’écrivait en 1605 le grand Johannes Kepler à un confrère astronome, « C’est ainsi que nous progressons, à tâtons, dans un rêve, pareils à des enfants sages mais immatures. »
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Jean-Pierre Luminet
III
Ceci nous ramène à Paul Valéry. La prescience de son propos n’a pas lieu de nous étonner lorsqu’on connaît son parcours. Curieux de tout, Valéry s’intéressait notamment à la façon dont les grands scientifiques travaillaient mentalement. Lui-même fourmillait d’idées, et pour n’en laisser échapper aucune il noircissait à longueur de temps les pages de son carnet. Au cours des années 1920, il rencontra à plusieurs reprises Albert Einstein, qu’il admirait, et réciproquement. Le facétieux père de la théorie de la relativité s’est souvenu plus tard d’un débat public au Collège de France en présence de Paul Valéry et du philosophe Henri Bergson : « Au cours de la discussion, raconte-t-il, [Valéry] m’a demandé si je me levais la nuit pour noter une idée. Je lui ai répondu : ‘’Mais, des idées, on n’en a qu’une ou deux dans sa vie’’ ».

Lorsque ce fut au tour d’Einstein d’interroger un autre poète, Saint-John Perse, sur la façon dont il travaillait, l’explication qu’il reçut ne manqua pas de le satisfaire : « Mais c’est la même chose pour le savant. Le mécanisme de la découverte n’est ni logique ni intellectuel. […] Au départ, il y a un bond de l’imagination ». Dans son discours de remise du prix Nobel de Littérature en 1960, Saint-John Perse a appelé cela le « mystère commun ».
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Jean-Pierre Luminet
II


Je prends pour exemple une brillante hypothèse avancée par le grand physicien John Wheeler dans les années 1950. Les esprits les plus créatifs fonctionnent souvent par analogie. Wheeler imagine donc qu’au niveau microscopique, la géométrie même de l’espace-temps n’est pas fixe mais en perpétuel changement, agitée de fluctuations d’origine quantique. On peut la comparer à la surface d’une mer agitée. Vue de très haut, la mer paraît lisse. À plus basse altitude, on commence à percevoir des mouvements agitant sa surface, qui reste cependant continue. Mais, examinée de près, la mer est tumultueuse, fragmentée, discontinue. Des vagues s’élèvent, se brisent, projettent des gouttes d’eau qui se détachent et retombent. De façon analogue, l’espace-temps paraîtrait lisse à notre échelle, mais scruté à un niveau ultramicroscopique, son « écume » deviendrait perceptible sous forme d’événements évanescents : des particules élémentaires, des micro-trous de ver, voire des univers entiers. Tout comme la turbulence hydrodynamique fait naître des bulles par cavitation, la turbulence spatio-temporelle ferait surgir en permanence du vide quantique ce que nous prenons pour la réalité du monde.
out ceci est superbement poétique, mais n’implique pas pour autant que ce soit physiquement correct. Cinquante ans après sa formulation, le concept d’écume du vide quantique posé par Wheeler fait toujours débat ; d’autres approches de la « gravitation quantique » se sont développées (gravité à boucles, cordes, géométrie non commutative, etc.) proposant des visions différentes de l’espace-temps à son niveau le plus profond – la mer – et de ses manifestations à toutes les échelles de grandeur et d’énergie – l’écume. Même si aucune d’entre elles n’a encore abouti à une description cohérente, ces diverses théories ont au moins le mérite de montrer combien l’investigation scientifique de la nature est une prodigieuse aventure de l’esprit. Déchiffrer les fragments de réel sous l’écume des astres, c’est se détacher des limites du visible, se déshabituer des représentations trompeuses, sans jamais oublier que la fécondité de l’approche scientifique est souterrainement irriguée par d’autres disciplines de l’esprit humain comme l’art, la poésie, la philosophie.

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Jean-Pierre Luminet
II


Je prends pour exemple une brillante hypothèse avancée par le grand physicien John Wheeler dans les années 1950. Les esprits les plus créatifs fonctionnent souvent par analogie. Wheeler imagine donc qu’au niveau microscopique, la géométrie même de l’espace-temps n’est pas fixe mais en perpétuel changement, agitée de fluctuations d’origine quantique. On peut la comparer à la surface d’une mer agitée. Vue de très haut, la mer paraît lisse. À plus basse altitude, on commence à percevoir des mouvements agitant sa surface, qui reste cependant continue. Mais, examinée de près, la mer est tumultueuse, fragmentée, discontinue. Des vagues s’élèvent, se brisent, projettent des gouttes d’eau qui se détachent et retombent. De façon analogue, l’espace-temps paraîtrait lisse à notre échelle, mais scruté à un niveau ultramicroscopique, son « écume » deviendrait perceptible sous forme d’événements évanescents : des particules élémentaires, des micro-trous de ver, voire des univers entiers. Tout comme la turbulence hydrodynamique fait naître des bulles par cavitation, la turbulence spatio-temporelle ferait surgir en permanence du vide quantique ce que nous prenons pour la réalité du monde.
out ceci est superbement poétique, mais n’implique pas pour autant que ce soit physiquement correct. Cinquante ans après sa formulation, le concept d’écume du vide quantique posé par Wheeler fait toujours débat ; d’autres approches de la « gravitation quantique » se sont développées (gravité à boucles, cordes, géométrie non commutative, etc.) proposant des visions différentes de l’espace-temps à son niveau le plus profond – la mer – et de ses manifestations à toutes les échelles de grandeur et d’énergie – l’écume. Même si aucune d’entre elles n’a encore abouti à une description cohérente, ces diverses théories ont au moins le mérite de montrer combien l’investigation scientifique de la nature est une prodigieuse aventure de l’esprit. Déchiffrer les fragments de réel sous l’écume des astres, c’est se détacher des limites du visible, se déshabituer des représentations trompeuses, sans jamais oublier que la fécondité de l’approche scientifique est souterrainement irriguée par d’autres disciplines de l’esprit humain comme l’art, la poésie, la philosophie.

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Jean-Pierre Luminet
II


Je prends pour exemple une brillante hypothèse avancée par le grand physicien John Wheeler dans les années 1950. Les esprits les plus créatifs fonctionnent souvent par analogie. Wheeler imagine donc qu’au niveau microscopique, la géométrie même de l’espace-temps n’est pas fixe mais en perpétuel changement, agitée de fluctuations d’origine quantique. On peut la comparer à la surface d’une mer agitée. Vue de très haut, la mer paraît lisse. À plus basse altitude, on commence à percevoir des mouvements agitant sa surface, qui reste cependant continue. Mais, examinée de près, la mer est tumultueuse, fragmentée, discontinue. Des vagues s’élèvent, se brisent, projettent des gouttes d’eau qui se détachent et retombent. De façon analogue, l’espace-temps paraîtrait lisse à notre échelle, mais scruté à un niveau ultramicroscopique, son « écume » deviendrait perceptible sous forme d’événements évanescents : des particules élémentaires, des micro-trous de ver, voire des univers entiers. Tout comme la turbulence hydrodynamique fait naître des bulles par cavitation, la turbulence spatio-temporelle ferait surgir en permanence du vide quantique ce que nous prenons pour la réalité du monde.
out ceci est superbement poétique, mais n’implique pas pour autant que ce soit physiquement correct. Cinquante ans après sa formulation, le concept d’écume du vide quantique posé par Wheeler fait toujours débat ; d’autres approches de la « gravitation quantique » se sont développées (gravité à boucles, cordes, géométrie non commutative, etc.) proposant des visions différentes de l’espace-temps à son niveau le plus profond – la mer – et de ses manifestations à toutes les échelles de grandeur et d’énergie – l’écume. Même si aucune d’entre elles n’a encore abouti à une description cohérente, ces diverses théories ont au moins le mérite de montrer combien l’investigation scientifique de la nature est une prodigieuse aventure de l’esprit. Déchiffrer les fragments de réel sous l’écume des astres, c’est se détacher des limites du visible, se déshabituer des représentations trompeuses, sans jamais oublier que la fécondité de l’approche scientifique est souterrainement irriguée par d’autres disciplines de l’esprit humain comme l’art, la poésie, la philosophie.

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Jean-Pierre Luminet
DE LA LIBRE INVENTION

Au début du XXe siècle, le poète et philosophe Paul Valéry a écrit dans ses Cahiers « Les événements sont l’écume des choses. Mais c’est la mer qui m’intéresse ».

L’aphorisme est vertigineux. Il dit tout de ce que cherche le physicien sous la chair aride des équations. Ce que cherche aussi le poète sous la cape de velours de ses mots. Symbole de la profondeur, la mer est dépositaire de l’essentiel. Mais qu’est-ce que l’essentiel ? Pour le scientifique ordinaire, c’est la « réalité » du monde – si tant est que l’expression fasse sens. Mais pour le physicien théoricien, tout comme pour l’artiste et le créateur en général, la vraie réalité du monde n’est-elle pas plutôt la vie de l’esprit, elle qui s’écarte de toute sollicitation passagère liée aux événements extérieurs ?

Dans la pensée de Valéry, la profondeur de la vitalité marine est suffisamment riche pour accueillir les manifestations les plus ténues et les plus éphémères de l’expérience. « Un petit fait d’écume, un événement candide sur l’obscur de la mer », note-t-il encore. Le contraste entre la mer et l’écume exprime le décalage saisissant entre l’unité associée à la permanence et l’accident associé à l’évanescence. Dans d’autres contextes, comme celui sur lequel je travaille actuellement, à savoir la physique théorique moderne qui tente d’unifier les lois de la gravitation et de la mécanique quantique, il traduit plutôt une complémentarité par laquelle les parties constituantes ne sont plus décalées, mais concordantes.
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