Jean Soler

Le grec est une langue faite pour penser, l'hébreu une langue faite pour croire.

Esprit brillant, lucidité parfaite, personnalité pragmatique, contact sympathique ; un Monsieur!

Le sanglier, avec ses défenses qui sont des canines développées, avait tout pour être classé parmi les bêtes féroces dont il est dit : « Je lâcherai contre vous l'animal des champs et il vous privera d'enfant, il exterminera votre bétail et nos jours encore, les paysans savent d'expérience qu'un enfant ou une vieille femme tombés dans la cour des cochons peuvent être dévorés. Si le porc est sorti du lot pour devenir l'exemple emblématique des nourritures prohibées chez les Juifs, il le doit peut-être à son caractère ambigu : il est, à la fois, herbivore et Carnivore, ce qui est plus grave, aux yeux des rabbins qui le qualifient d' « hypocrite », que s'il était exclusivement Carnivore. À cette raison structurelle s'est ajoutée, sans nul doute, une raison historique. Quand les Juifs sont entrés en contact avec la civilisation hellénistique, après les conquêtes d'Alexandre, ils ont découvert que le porc était sacrifié et consommé par les Grecs et même qu'il était le seul animal terrestre qui différenciait les deux systèmes sacrificiels, puisque l'un et l'autre procédaient à des immolations de bovins et d'ovins. Le rejet du porc est ainsi devenu une marque identitaire forte pour les Juifs qui refusaient de s'assimiler aux occupants grecs.

Ce qui a manqué le plus aux Hébreux et à leurs disciples monothéistes, comparés aux Grecs, c’est le désir de voir clair. Ils ont pris leurs mythes – qui ne sont pas plus vraisemblables que les récits d’Homère – pour la Vérité. Alors que les Grecs ont choisi d’ouvrir les yeux, ils ont préféré les fermer. Entre ces deux attitudes on peut hésiter.

« N’aspire pas, mon âme, à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible » (Pythique III, 61-62) Le cœur de la pensée grecque est dans ces deux vers.

Dire et répéter, à partir de quelques vers isolés de l’ensemble des œuvres homériques, qu’Achille a choisi de mourir jeune, pour obtenir la gloire, est une absurdité. Même si l’Iliade et l’Odyssée ont des auteurs différents, les deux œuvres forment un tout. L’auteur ou les auteurs de la seconde connaissaient par cœur la première. Ils n’auraient jamais mis en contradiction l’Achille de l’Iliade et l’Achille de l’Odyssée. Or, ce dernier, après sa mort, ne fait aucune allusion à un destin qu’il aurait choisi, ni à la gloire qu’il comptait gagner à l’aide de ce choix. Son vœu, je l’ai montré, était de survivre à la guerre, en compagnie de Patrocle.

On peut dire aussi, dans le même sens, qu’il y a, aux yeux des Grecs, diverses formes de croyances et différents niveaux d’existence. La pensée binaire exclusiviste, qui fonctionne sur le mode du Oui/Non, Vrai/Faux, Bien/Mal, typique de la pensée hébraïque et, par la suite, du monothéisme, est étrangère aux Grecs. Les dieux grecs appartiennent au niveau de l’imaginaire, et l’imaginaire est l’une des composantes de la réalité.

Ovide se souvient de cet épisode, et du rôle qu’a joué Athéna contre Poséidon, lorsqu’il écrit : « Saepe premente deo fert deus alter opem », « Souvent, quand un dieu persécute, un autre dieu vient à l’aide » (Tristes I, 2, 4). Ce seul vers pourrait résumer l’avantage du polythéisme sur le monothéisme. Si l’on ne dépend pas d’un dieu unique mais de plusieurs, qui, du fait même qu’ils sont plusieurs, ont forcément des points de vue variés et des volontés différentes, chaque homme a devant lui un champ plus ouvert de possibles, et il peut acquérir une plus grande confiance en son avenir. Je l’ai signalé déjà à propos des sacrifices, qui peuvent être offerts, pour se donner les meilleures chances, soit à l’« un des dieux » en particulier, soit à « tous les dieux ».

L’homme n’est que l’une des cinq millions d’espèces qui vivent actuellement sur la Terre, après que d’autres millions ont disparu pour n’avoir pas pu s’adapter à leur environnement. Il n’y a pas de raison pour que l’espèce prétentieuse et bavarde qu’est la nôtre se mette à part en disant : « Je pense, donc je suis. » Les animaux eux aussi pensent, chaque espèce à sa manière, les scientifiques en élucident de mieux en mieux les modalités.

Il m’a dit un jour, avec une sorte d’effroi : « Si, entre Dieu et l’homme, on supprime tous les intermédiaires, on débouche sur l’athéisme. » Je me suis gardé de lui avouer que j’étais un athée heureux, mais il n’avait pas tort. Un Dieu tellement transcendant qu’on ne peut rien dire de lui et un Dieu qui n’existe pas sont difficilement discernables l’un de l’autre !

Il y a une dissymétrie entre le judaïsme et le christianisme, d’un côté, et l’islam de l’autre. Les musulmans reconnaissent leur dette à l’égard de la Bible et des Évangiles, et Mahomet s’inscrit dans la lignée des prophètes Moïse et Jésus, mais il n’y a pas de réciprocité : ni les juifs ni les chrétiens n’admettent la Révélation que Mahomet aurait reçue de leur Dieu. Ils rejettent ainsi les fondements mêmes de la troisième religion monothéiste. D’où un ressentiment bien ancré chez les musulmans.

Dans le commandement « Tu ne tueras pas », il faut suppléer le complément sous-entendu : « ton compatriote ». En revanche, tu pourras et même tu devras massacrer, sur l’ordre de Iahvé, tous les Cananéens qui occupent la Terre promise, sans épargner les femmes ni les enfants.

À leur intention et à l’adresse de tous les Grecs, le poète Pindare avait écrit : N’aspire pas, chère âme, à la vie immortelle, Mais épuise le champ du possible.

J’ai rencontré des personnes qui m’ont dit : « Je suis athée comme vous. Bien entendu, je pense que le monde ne s’est pas fait tout seul et qu’il y a quelque chose après la mort, il ne peut en être autrement, mais nous ne savons rien à ce sujet et ce que racontent les religions est un tissu de fables naïves. Je n’en crois pas un mot. »
Ils ne sont pas athées mais agnostiques. Il ne faut pas confondre les deux.

Le sens de l’honneur, qui implique le respect des autres, suppose que l’on reconnaisse à chaque individu une valeur propre, le droit d’avoir des opinions personnelles et de les exprimer librement. C’est dans cet esprit que le chef de l’expédition grecque, Agamemnon, aussi bien que le roi des dieux, Zeus, réunissent périodiquement les hommes ou les dieux, pour débattre avec eux des décisions à prendre. Aucun homme, aucun dieu ne dispose d’un pouvoir absolu.

Homère et les Grecs de son temps ont humanisé les dieux reçus des ancêtres, et divinisé des phénomènes naturels, des sentiments ou des idées. Ainsi, ont-ils rendu plus perméables l’un à l’autre le monde humain et le monde divin.

Chez Homère, le bien coïncide avec le beau. Ce sera aussi la conviction d’Aristote, quatre siècles plus tard : un homme bien doit être courageux, « parce que c’est beau ». Le goût des arts et des lettres donne à la vie des Grecs une aura esthétique. Ou c’est leur vision du monde, esthétique plutôt que métaphysique ou morale, qui les porte à aimer et à pratiquer les arts et les lettres.

Le monde réel des hommes prime sur le monde imaginaire des dieux

le goût de vivre se double dans les oeuvres homériques de la passion de comprendre.