« Les voyages forment la jeunesse », dit le dicton, mais « après un voyage, retour au village », dit la règle tacite appliquée à chaque parution d'album. le 38ème album de la série, le 4ème signé Ferri et Conrad, a donc pour cadre de village. L'album sort en octobre 2019, soit 60 ans tout juste après la création d'Astérix, et 2 ans après le précédent, c'est désormais le rythme officiel des parutions.
Les auteurs historiques avaient pour habitude de choisir un thème sociétal pour alimenter chacune des intrigues locales (les élections, le féminisme, la paternité…). Dans le cas présent, le thème retenu par Ferri et Conrad est « l'éducation ». Quelles valeurs doit-on transmettre aux jeunes ? à quel avenir peuvent-ils prétendre ? que veulent les ados ? faut-il les écouter ? Comment faut-il les former ? sont les questions sous-jacentes de l'album, qui vont servir de fil rouge à l'histoire. L'humour de Ferri, qui a bien retenu la leçon de Goscinny, émerge ainsi spontanément de la transposition de problématiques très actuelles dans l'univers d'Astérix.
Un autre sujet, complémentaire au premier et tout aussi essentiel à l'histoire est « l'esprit de résistance ». L'analogie entre l'occupation de la Gaule par les Romains et l'occupation de la France pendant la Seconde Guerre Mondiale avait été faite depuis longtemps. le thème a déjà été largement exploité dans différents albums d'Astérix (Astérix et les Goths, le Combat des chefs, Astérix chez les Bretons, par exemple), mais il fait ici l'objet d'un rebondissement bienvenu. Ces deux fils conducteurs tissent une solide trame de fond. L'histoire peut donc commencer. Musique !
Trois cavalieeeeers qui surgissent hors de la nuit (♫♪) courent vers le village au galop. Arvernes rusés qui entrechoquent leurs bois, farceurs, ils le font à chaque fois (♫♪), et se dirigent vers la maison d'Abraracourcix. Les deux premiers sont les chefs du FARC (Front Arverne de Résistanche Checrète), Ipocalorix et Monolitix, le troisième est une cavalière, dont le visage reste caché dans l'ombre, c'est leur petite protégée, Adrénaline, la fille de Vercingétorix. En fuite depuis la défaite d'Alésia, les deux chefs arvernes ont sauvé Adrénaline des griffes de César et veulent regagner Londinium (Londres) en Bretagne pour organiser la résistance et préparer la reconquête de la Gaule. Ils confient la garde d'Adrénaline au village, le temps de trouver un bateau pour traverser la Mare Britannicum. Astérix et Obélix sont chargés de surveiller Adrénaline, mais celle-ci, éprise de liberté et peu encline à jouer le rôle qu'on lui attribue, ne tarde pas à fuguer…
Cet album n'apporte pas la confirmation toujours attendue d'une reprise en main totalement réussie des aventures d'Astérix. Pour résumer, il laisse une impression de trop peu sur l'ensemble des fondamentaux de la série, et ce, malgré une excellente idée de départ. Je vais illustrer mon propos sur quatre niveaux : 1er) le scénario, 2e) l'humour, 3°) les jeux de mots et 4e) les personnages.
1. le scénario ne tient pas réellement ses promesses. Les personnages liés à l'entourage de Vercingétorix, une réelle innovation dans la série, accumulent les occasions manquées et le thème de l'esprit de résistance et de reconquête qui les anime aurait mérité un développement plus abouti. Leur histoire ne se conclut pas et reste en suspens. L'avenir de la fille de Vercingétorix emprunte par ailleurs un chemin bien étrange qui se traduit par une vraie déception en fin de lecture de l'album.
2. le comique de situation, habituellement très présent dans la série, est quasiment absent de cet album. J'ai noté cependant, et cela m'a quand même bien fait rire, les encombrants casques des Arvernes supportant des bois de renne ou d'élan qui s'entrechoquent en émettant des petits sons (pages 5, 6, 31 et 45), soulignés par la remarque « Ton cachque ! » (Ipocalorix, page 6).
3. Les jeux de mots tiennent la route et on peut même noter plusieurs pépites : « le mien n'a pas le bac, mais il suit une vraie formation ! » (Cétautomatix, évoquant le bac de poisson d'Ordralfabétix, page 12) ; « Mais papa, j'ai déjà beaucoup de bulots » (Blinix, page 16) ; « Tu veux voir monter le thon ? » (Ordralfabétix, page 17) ; « C'est hic ! la montée d'Adrénaline » (un pirate, page 28) ; « – Qu'est-elle allée faire dans cette galère ? – Bah ! Encore une fourberie des pirates ! » (dans la langue de Molière, dialogue entre Abraracourcix et Astérix, page 30) ; « Ce n'est pas un poste élevé, mais j'y tiens ! » (Baba, page 33) ou encore « J'en connais quelques-uns qui vont sauter ! » (Strictosensus, alors que des Romains sont expédiés vers le ciel au cours d'une bagarre, page 39).
4. Les caricatures de personnages célèbres, qui font traditionnellement le sel de la série, sont inabouties ou non assumées. On notera en particulier : les chefs arvernes Ipocalorix et Monolitix qui empruntent les silhouettes et attitudes de Winston Churchill et de Charles de Gaulle sans en être véritablement les caricatures ; le traître Adictosérix qui a le torse, les muscles et le nez fendu de Gérard Depardieu et qui, comme lui, est Biturige (Berrichon) (page 23), mais ces points communs ne semblent pas officiellement assumés par les auteurs. On notera des allusions à Orelsan (Simplebasix évoque les paroles « Simple, basique » de son tube, page 20) ou à John Lennon (« vous pouvez dire que je suis un rêveur », traduction des paroles de Imagine « You may say I'm a dreamer », page 31) mais sans réelle ressemblance des personnages. Seul Charles Aznavour en nouveau membre de l'équipage des pirates est complètement revendiqué en tant que caricature officielle par sa ressemblance et par les chansons qu'il fredonne (« La Bohème », « For me formidable », « Emmenez-moi » et « Je m'voyais déjà », pages 19, 27, 36 et 43).
Les thèses développées par l'album sur l'éducation sont assez conventionnelles, mais finalement brouillées par un épilogue étrange (mais certainement assumé) et une pirouette scénaristique. In fine, on ne comprend pas le message porté par les auteurs.
Oui, le rôle des parents, et surtout des parents d'adoption, en ce qui concerne Adrénaline, n'est pas simple : « Mais prends garde, elle fugue ! » (Monolitix, page 7, relayé par Abraracourcix, page 8, puis par Adictosérix, page 9) ; « Soyez délicats, ne l'effarouchez pas ! L'adolescence est un âge difficile ! » (Panoramix, page 16) ; « Tu sais Astérix, je me demande si je ne préfère pas les missions à l'étranger… » (Obélix, page 19) ; « Elle a fugué ! » (Bonemine, page 21) ; « – Ah la la, ces enfants ! Quel souci ! – M'en parle pas ! Sitôt grands, ils nous échappent… » (Ordralfabétix et Cétautomatix, page 22).
Et les difficultés de l'adoption ne concernent pas uniquement Adrénaline : « Vois-tu Ocunexcus, ce n'est pas tous les jours facile d'élever à la romaine un petit Goth… » (Strictosensus, page 26) ; « Par Toutatis, c'est la dernière fois que je voyage avec trois ados ! » (Astérix, page 33).
Il est difficile d'équilibrer la permissivité et la fermeté ? Quelques pistes sont avancées : « La violence ne sert à rien, rappelez-vous, le dialogue uniquement ! » (Panoramix, page 16) ; « Tu sais très bien qu'avec les enfants, la violence ne sert à rien ! » (Astérix à Ordralfabétix, page 17) ; « Puisqu'on vous dit que la violence ne sert à rien !!! » (insiste Obélix, page 17) … On ne peut être plus clair.
Il faut également tenir compte de la sensibilité de nos ados à l'écologie et au développement durable, si l'on veut éviter les conflits de génération : « Et les sangliers, au rythme où on les chasse, bientôt y en aura plus ! » (Selfix, page 15) ; « Ça devient systématique : ils consomment et après, Hop ! ils jettent ! » (Selfix, page 33) ; « C'est un peu comme la surconsommation des sangliers ! » (Blinix, page 33). Obélix fait les frais de cette nouvelle tendance et se sent complètement désavoué : « Les autres adolescents ne m'aiment pas ! » (page 15), lui qui pensait être proche des ados, car comme le dit si bien Astérix : « C'est toi le plus adolescent de nous deux. » (page 14).
Quelques méthodes d'éducation ou de formation sont brièvement évoquées, telles que la surveillance discrète, les stages, les séminaires, l'accompagnement renforcé, les échanges scolaires : « On se pose là et on surveille. » (Astérix, page 11) ; « On est en stage d'observation chez nos parents (Blinix, page 11) ; « Vous irez avec Astérix et Obélix pour les aider à réparer votre bêtise ! » (Abraracourcix, page 30) ; « Tsk tsk ! Pas bon, ça, de couver trop les enfants » et « Mon fils, un surdoué hyperactif… on échange ? » (Strictosensus, page 40).
Mais les résultats obtenus peuvent ne pas être à la hauteur des attentes des parents : « Comme ch'est curieux ! on dirait qu'elle n'aime pas la guerre. » (Monolitix, page 44), « Nous avons raté l'éducachion de chette enfant ! » (Ipocalorix, page 44).
Plus loin, certaines erreurs d'éducation et d'orientation sont reconnues : « Ch'est ma faute, jamais je n'aurais dû la forcher à apprendre à manier la hache ! » (Ipocalorix, page 45) ; « Tu plaisantes, Ch'est moi ! J'étais trop chtrict ! … Et fais pas chi et fais pas cha… » (Monolitix, page 45).
En l'occurrence, il est question ici pour les Arvernes de la possibilité de reconquérir la Gaule et de chasser les Romains, avec l'aide symbolique de la fille de Vercingétorix, ici totalement instrumentalisée. Adrénaline doit-elle se ranger à la cause de ses « deux papas arvernes [qui] ne pensent qu'à se battre » (Adrénaline, page 18) ? Bien sûr, ce scénario n'est (paradoxalement) nullement transposable à l'époque d'Astérix et serait un contresens historique, mais il l'est d'une certaine façon à l'époque de de Gaulle et de la France libre, où de nombreux jeunes ont répondu à l'appel du 18 juin.
Laisser faire Adrénaline, lui donner le champ libre est-ce finalement le bon choix ? : « Je veux plus qu'on se serve de moi et de mon torque pour faire la guerre ! » ; « C'est décidé ! à la nuit tombée, je pars ! » ; « J'irai aider les enfants sans parents, comme moi. Je les emmènerai sur une île lointaine située au-delà des terres connues... » (page 18). Les idées d'Adrénaline flirtent avec l'utopie de la non-violence, du « Flower Power » et du mouvement hippie des années 60, parfaitement personnifiée par Letitbix, qui ne va pas tarder à entrer en scène.
Letitbix représente le choix opposé à celui qui est proposé par Monolitix et Ipocalorix. Non pas la soumission, la résignation face à l'ennemi, mais une sorte de fuite vers une non-réalité (Adrénaline est qualifiée à plusieurs reprises de « fugueuse »), vers un avenir imaginaire, une utopie post-soixante-huitarde qui ne se cache même pas d'en être une (comme le Flower Power, cf. les fleurs que peint Letitbix sur la proue de son bateau, page 45).
Tout ça, c'est super, mais se traduit finalement par un rêve éveillé (et peut-être même artificiel) où des enfants multiethniques se baladent avec Adrénaline, Letitbix et la petite dernière Dopamine, sur une île inconnue, paradisiaque, qui peut certes faire penser à une chanson de Casimir (L'île aux enfants : « C'est le pays joyeux des enfants heureux - des monstres gentils - oui c'est un paradis »), à une chanson des Beatles en plein délire psychédélique (un « Magical Mystery Tour »), ou au Pays imaginaire de Peter Pan (le Neverland créé par J. M. Barrie, « un lieu imaginaire où tout est parfait », celui qui accueille les Enfants Perdus), d'ailleurs, Letitbix a un petit air de Peter Pan, je trouve. On peut y croire un instant, mais à un moment donné, il faut bien devenir adulte, et le principe de réalité finit par s'imposer.
Oui, il faut écouter les ados et tenir compte de leurs besoins, leur apprendre l'autonomie, mais sans pour autant leur mentir sur ce qui les attend. C'est sur ce point précis que l'épilogue un peu étrange, un peu onirique (mais dont la qualité poétique plaira sans doute à des esprits moins cartésiens que le mien, qui veulent croire en leurs rêves), brouille le message, après les quelques conseils avisés.
On terminera l'analyse par un clin d'oeil qui nous ramène de fait à une réalité plus terre à terre : choisir une bonne orientation, c'est aussi se donner les moyens de trouver un premier job. On reste dans le thème. Blinix et Selfix sont les mieux placés pour en parler.
Blinix et Selfix (page 46) font allusion à une « macronade » (i.e. une déclaration du président Macron qui a suscité sa petite polémique) qui raccroche l'aventure à l'actualité politique de l'album sorti en 2019. Ils annoncent conjointement devant leurs pères qui s'écharpent vouloir échanger leur stage respectif : « Ce serait bien, On n'aurait que la rue à traverser ! ». La macronade, dont il faudra se souvenir dans 30 ans pour comprendre le gag est bien sûr : « Je traverse la rue et je vous trouve un travail », prononcée par Macron le 15 septembre 2018 en s'adressant à un horticulteur en recherche d'emploi. C'est très drôle, mais les auteurs prennent ici un double risque, la compréhension peut s'éloigner avec le temps, mais aussi avec la distance, qu'en pense nos lecteurs québécois ?
En conclusion, La Fille de Vercingétorix n'est pas un mauvais album, Ferri et Conrad sont sur la bonne voie, avec quelques gags au top niveau et un dessin qui s'affirme encore un peu plus (comme étant celui de Conrad abouti, un peu différent mais quand même proche de celui d'Uderzo). Il manque cependant un peu de solidité à l'ensemble et au scénario, la pirouette finale et les occasions manquées laissent un peu le lecteur sur sa faim.
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