Pechblende - Jean-Yves Lacroix
"Je ne travaille qu'avec les libraires, pas avec les marchands, tu devrais le savoir depuis le temps. "
Précisément: Lucien avait le sentiment de ne plus côtoyer que des maîtres de sagesse. Des vioques, à perte de vue, des vioques: des ancêtres, des croulants, des fripés, et pas l'ombre d'une femme. A bien y regarder, la bibliophilie se révélait un sport copié de la chasse au marcassin: presque entièrement masculin. (p. 60)
la vérité, Lucien, c'est que tu te donnes tous les jours des raisons de ne rien faire, de ne pas bouger, de risquer le moins possible; Des raisons révolutionnaires , certes, puisque tu te dis communiste, mais des mensonges tout de même; Les plus beaux sont toujours ceux que l'on sert à soi-même. (p; 225)
Rue de Tournon, l'esprit de résistance s'emparait à son tour de la librairie. (...)
Aux yeux de tous les initiés, -Les Corps intermédiaires- passaient désormais pour le point de convergence des écrivains réfractaires, le nec plus ultra de la poésie du refus. Dès la publication de la première Liste Otto, il est vrai, Edouard Mesens avait pris la décision de surseoir à la parution de ses bulletins périodiques tant que les auteurs juifs en seraient légalement proscrits. (p. 169)
Dans les temps où la vérité évolue en liberté surveillée, quand elle ne se trouve pas purement et simplement confisquée par les autorités, la poésie paraît pour beaucoup un recours essentiel, une parole salutaire. (p. 238)
Laura appelait toutes les fleurs par leur nom: un signe. Ensemble, sans le savoir, ils avaient cessé de vieillir. (p. 109)
A travers Joliot-Curie, ce jour-là, comme à chaque cérémonie patriotique qui lui était donné de suivre, Lucien avait le sentiment bouffon qu'un peuple se dédouanait de ses manquements à l'histoire immédiate. De la manière la plus sale qui soit; en glorifiant les victimes, au nom de leur sens bien connu du sacrifice. Le silence s'imposait aux morts, sans ménagement. Le pays retaillait sa légende à grands coups de ciseaux: La France occupée découvrait ses héros. (p. 307)
Il avait appris de fraîche date qu'Arthur Rimbaud collectionnait les mots depuis l'enfance: des mots volés dans les livres, les journaux , sur des papiers d'emballage, des mots de toutes les langues qu'il s'amusait à combiner à l'infini, dans des cahiers d'écolier. (...)
Rimbaud avait révolutionné la poésie française et plus encore l'usage poétique du langage dans ses principes. Et ainsi, le registre des émotions, toutes les manières d'appréhender la réalité. (p. 70-71)
Place Louis-Lépine, devant les perroquets, Laura raconta l'histoire de ce roi qui les collectionnait par milliers, ainsi que des nestors, des mainates, des cacatoès , et toutes sortes de parleurs.
Le monarque se faisait une spécialité d'enseigner aux oiseaux l'art de la répartie. Il corsait ses leçons de quelques éléments d'un parler fort vulgaire et, quand avaient lieu d'importances tractations, il faisait disposer sur la table la gloriette où nichaient ses champions. Aux moments de grande tension, il pouvait compter sur la volaille et ses saillies ordurières pour déstabiliser l'adversaire et arracher des traités léonins.
Au fond, on avance toujours tout nu sur le chemin de la mort, lança Jef en caressant d'un doigt sauteur la reliure de percaline. Heureusement, les livres font un excellent isolant thermique. Ils nous protègent du vrai froid" (p. 58)
Sans doute la foi s'étiolait -elle depuis la parution de son premier ouvrage, quelques mois auparavant. Il y avait mis du cœur, sacrifié le plus clair de son temps . Convaincu de l'importance de cette publication, il s'était persuadé qu'un tas de feuilles imprimées aurait le pouvoir de redéfinir les coordonnées fondamentales de son existence.Il espérait tout d'un livre à son nom, comme la chrysalide rêve de papillon.