Citations de Jeanne Galzy (172)
La souffrance est sans doute nécessaire au monde, mais quelle injustice dans le choix des élus !
Tout être est maître de sa vie, de sa forme de vie.
Regards qui touchent mieux que les bras qui bercent. Félicité abstraite, que les exaucés négligent, mais où les êtres contraints à respecter des interdictions puisent un si violent bonheur..
Je l’enviais d’être aussi calme, de vivre dans une paix dont j’étais exclue. Elle se mouvait comme à son habitude, remplissant le rôle de notre mère, qui eût dû me revenir par rang d’âge mais qui lui incombait toujours à cause de sa complaisance et de son affabilité.
Il lui était difficile de retenir chaque année quatre-vingts noms différents et tout le premier mois était consacré à ce soin. Elle les apprenait comme une langue étrangère, les répétait en classe en regardant chaque enfant, prenait des points de repère pour les retrouver, troublée dès qu’un changement de place emmêlait son échiquier vivant.
La vie de la Grand'Rue s'est arrêtée à mon enfance. Elle s'est arrêtée lorsqu'ont cessé de battre les coeurs qui avaient survécu aux drames accomplis. Et le passé devient si net qu'il me semble assister à la semaine tragique, cette fameuse semaine si célèbre dans les annales de ma vieille rue.
Je ne dis pas tout. Je ne peux pas tout dire. La pudeur de nos corps s'est abolie. Il reste encore celle de nos âmes. Il reste que c'est là encore, même pour nous, le refuge ultime des préjugés qui, dans l'ordinaire vie, murent les êtres dans la solitude de leur cœur. Nous n'osons pas. Je n'ose pas lui dire : "J'ai agonisé des semaines et des semaines, des mois et des mois. J'ai su ce qu'était l'amour non partagé et qui ne se renonce pas." Ni, en baissant la voix encore plus, sentant la pauvre humaine misère de ce qu'il me faudrait avouer, je ne lui dis que mon corps a souffert d'une autre douleur dévorante ; je ne dis pas le pitoyable mal, aussi fatal que les autres maux de la chair, et que, même aux heures les plus confiantes, nul être n'ose confier à un autre être.
S’il ne meurt aujourd’hui, je peux l’aimer demain.
Je pensai au plaisir de la chasse, aux coups justes. Alors on ne songe pas que l’oiseau va être blessé. On a fait abstraction de la souffrance et de la mort. On ne pense qu’à assurer la justesse de la trajectoire. On tend tout entier vers le but. Une passion d’attention, une volonté d’adresse rendent inaccessible à tout autre sentiment. Ainsi avais-je tiré sur le gros homme dont j’avais transpercé le cœur.
Le temps s’allongeait. Il s’allongeait sans fin. La vie était réduite aux besognes, à leur lourdeur, à leur monotonie, aux petits manques dont on souffrait, à la rareté des denrées, à la faim. On usait le jour en subterfuges pour y parer.
Ce n’est pas raisonnable de lier ce qui va être délié.
On se lie, et on s’emprisonne dans des liaisons de tout genre. Beaucoup d’hommes s’y enlisent et gâchent leur vie.
On a toujours besoin de désirer et de jouir, c’est dans la nature des choses.
Il oublie que je porte en moi sans doute tout un monde ignoré de joies ou de peines. Et il fait bien de l’oublier, car tout s’est éloigné de moi et, au moins pour cette minute, je ne suis qu’à lui, de toute ma compassion.
Page 180 de l’édition d’avril 2023 chez L’imaginaire Gallimard
Demain un seul être sera-t-il mon seul royaume, ou plutôt serai-je à moi-même mon misérable royaume, désirant ma seule joie et mon seul rassasiement ? Oublierai-je dans des bras humains ce que j’ai vu ici de mes yeux pitoyables, et rechercherai-je encore - après avoir rêvé d’être moi-même le refuge -, rechercherai-je faiblement l’asile frêle d’une épaule et dormirai-je dans ma joie sans entendre jamais plus le monde gémir de douleur ?
Ne stérilise rien en toi. Ne te prive pas de souffrir. Il y a au fond de la douleur un pouvoir de joie qui lentement te sera perceptible.
(p. 88)
Là j'ai compris que nous nous privons toujours, quand nous sommes vivants, de la tendresse matérielle des choses et que nous ne sommes pas sevrés de toute caresse quand les caresses humaines nous font défaut.
(p. 86)
Je ne comprends pas pourquoi tant de vies inutiles durent à côté d'ardeurs d'âme si vite éteintes. Je ne comprends pas pourquoi. Je cherche des raisons devant ce cadavre mince, fluet, rajeuni jusqu'à l'enfance et blanc comme je n'ai jamais vu de visage de mort.
(p. 65)
Une paix infinie émane de cette nuit voilée et un peu irréelle, et cette paix incite à ne pas désirer les prodiges, à cesser de vouloir l'acte individuel; elle incline à l'acceptation du grand anonymat des choses ; elle invite à cette passivité tranquille qui est celle de l'univers.
(p.60)
Je ne sens pas, au-dessus de lui, monter l'odeur déjà cadavéreuse des abcès fistulisés. Je ne veux pas la sentir. Je ne veux pas qu'une laideur se mêle à tout ce qu'a d'émouvant son martyre.
(p.43)