Jordi Puntí -
Bagages perdus .
À l'occasion du Salon du Livre de Paris 2013,
Jordi Puntí vous présente son ouvrage "
Bagages perdus" aux éditions Lattès. Traduit du catalan par
Edmond Raillard. http://www.mollat.com/livres/jordi-punt%C3%AD-bagages-perdus-9782709643627.html Notes de Musique : Kalasnjikov - Underground
Parce que la seule façon de supporter la douleur, c'était d'exagérer le bonheur passé.
Mon cerveau est comme un débarras plein à craquer. L'avantage c'est que quand je cherche quelque chose là-dedans je finis toujours par trouver.
Nous sommes quatre frères - ou plutôt demi-frères -, fils du même père et de quatre mères différentes. Il y a environ un an nous ne nous connaissions pas encore. Nous ne savions même pas que les autres existaient, éparpillés dans le vaste monde. Notre père a voulu que nous nous appelions Christof, Christophe, Christopher et Critofol [...]. Prononcés comme ça, d'un trait, les quatre noms ressemblent à une déclinaison latine irrégulière. Christof, nominatif germanique, est né en octobre 1965 et c'est l'aîné d'une improbable lignée européenne. Christopher, génitif saxon, est arrivé presque deux ans plus tard et tout à coup sa naissance a élargi et nuancé le sens d'une vie londonienne. L'accusatif Christophe a mis un peu moins de temps à arriver - dix-neuf mois - et en février 1969 il est devenu le complément direct d'une Française, mère célibataire. Cristofol a été le dernier à se manifester : un cas circonstanciel, complètement défini par le lieu, l'espace et le temps, un ablatif dans une langue sans déclinaison.
Un jour, lors d'une de nos premières rencontres entres Christophes, nous avions passé le temps avec un jeu très ardu. Chacun devait décrire avec une métaphore le mélange de sentiments qu'il éprouvait pour Gabriel. L'un de nous, peu importe qui, avait accouché d'une image qui nous revient immédiatement en mémoire.
- Imaginez qu'un jour les circonstances de la vie vous poussent au désespoir et que vous jouiez à la roulette russe, avait dit un Christophe quelconque. Et maintenant, imaginez que c'est votre tour. Vous tenez le revolver dans vos mains, vous mettez l'unique balle (celle qui peut vous tuer) dans le barillet et vous le faites tourner. Vous posez le canon sur votre tempe et vous tirez. Essayez de vous concentrer sur ce très bref frisson entre le oui et le non. Pour moi l'absence de notre père, c'est comme la chambre vide de ce revolver.
Après quatre ou cinq essais, leurs récits s'étaient nettement améliorés. Ils avaient pris le coup. Ils les écrivaient en castillan parce qu'ils avaient l'impression que c'était une langue plus adulte et perverse. Ils se les passaient en cachette et le risque d'être découverts, même par leurs camarades de l'orphelinat, revêtait tout ça d'une atmosphère de prohibition, de péché mortel - comme disait le prêtre qui leur faisait le cours de religion -, et ils se sentaient plus lubriques et plus hommes. Ainsi transformés, dans la solitude des cabinets ou sous la tente de leur drap, la nuit, il leur était plus facile de se mettre dans la peau du personnage.
Nous réduisons la vie à quelques mots, nous la simplifions, mais son véritable sens est complexité, contradiction, incertitude.
Tous les évènements ont lieu en même temps, en diverses réalités, et jusqu'à présent c'est seulement la fiction qui nous permet d'aller facilement de l'un à l'autre.
Totes les coses passen al mateix temps, en diverses realitats, i de moment només la ficció ens permet anar de l’una a l’altra com si res.
Jordi Puntí (Manlleu 1967)
Nous pensons connaître ceux qui nous entourent et être capables de prévoir leurs émotions, mais ce n'est qu'un mirage. La vie intérieure d'une personne est le secret le plus impénétrable du monde, une chambre cuirassée.
Il est bien connu que l'imagination nous aide à compléter sans trop d'efforts les lettres qui manquent pour obtenir le mot-clef : bonheur.