Joseph BRODSKY Poète russe, Citoyen américain (DOCUMENTAIRE, 1989)
Un documentaire de Christophe de Ponfilly et Victor Loupan diffusé le 6 mars 1989 sur France 3. Participants : Mikhail Barychnikov, Susan Sontag, Derek Walcott, Alexandre Guinzbourg et le poète en personne.
La littérature est le plus formidable accélérateur de la conscience, de la pensée et de la compréhension de l’univers.
L'espoir est un bon petit déjeuner, mais c'est un méchant souper.
(Francis Bacon)
Et la page et le feu, et la meule et le grain,
et le cheveu tranché et le fil de la hache,
Dieu conservera tout ; et plus que tout, les mots
de pardon et d’amour qui sont sa voix profonde.
Le craquement des os, le pouls brisé, le choc
de la pioche : c’est là leur scansion souterraine ;
car si la vie est une, ils résonnent plus haut
aux lèvres des mortels que dans l’ouate du ciel.
Grande âme, à toi de par-delà les mers, Salut,
Toi qui trouvas les mots, toi, ta mortelle forme
dormante au sol natal, qui grâce à toi reçut
en ce monde emmuré le don de la parole.
(Poème dédié à Anna Akhmatova)

A la mémoire de Federico Garcia Lorca,
(La légende raconte qu’avant d’être fusillé il vit au-dessus des soldats se lever le soleil et dit alors : - et pourtant le soleil se lève…
C’était peut-être le début d’un nouveau poème.)
Revoir un instant les paysages
Derrière les fenêtres où se penchent
Nos femmes, nos semblables,
Les poètes.
Revoir les paysages
Derrière les tombes de nos camarades
Et la neige lente qui vole
Quand l’amour nous défie.
Revoir
Les torrents troubles de la pluie qui rampe
Sur les carreaux et brouille toute mesure,
Les mots qui nous dictent notre devoir.
Revoir
Au-dessus de la terre inhospitalière
La croix étendre ses derniers bras raidis.
Une nuit de lune
Revoir l’ombre longue
Que jettent les arbres et les hommes.
Une nuit de lune
Revoir les lourdes vagues de la rivière
Qui luisent comme des pantalons usés.
Puis à l’aube
Voir une fois encore la route blanche
Où surgit le peloton d’exécution,
Revoir enfin
Le soleil se lever entre les nuques étrangères des soldats.

Quand passent les nuages, passe et s’envole la vie.
Nous portons en nous notre mort, nuages
gonflés de voix et d’amour entre les branches noires.
« Passent les nuages… » les enfants chantent le monde.
Entends-tu, entends-tu dans les taillis les chants des enfants ?
Les fils brillants de la pluie s’entrelacent, voix sonores,
voix éphémères près des monts étroits où les ténèbres
nouvelles envahissent les cieux moribonds.
Passent les nuages, passent les nuages au dessus des taillis.
Quelque part l’eau fuit, il suffit de chanter et de pleurer le long des clôtures de l’automne,
de regarder toujours plus haut, de sangloter sans fin, d’être un enfant de la nuit,
de regarder toujours plus haut, de chanter et de pleurer, d’ignorer les larmes.
Quelque part l’eau fuit le long des clôtures de l’automne et des arbres obscurs,
cri dans les ténèbres nouvelles, il suffit de chanter et de pleurer de replier son feuillage.
Au-dessus de nous, une ombre passe et meurt,
il suffit de chanter et de pleurer, il suffit…de vivre.
La larme est l'anticipation par l'oeil de l'avenir qui l'attend.
Dans le monde, il n’existe pas de causes, seulement des effets.

Ne sors pas de ta chambre…
Ne sors pas de ta chambre, ne fais pas cette erreur.
Quel besoin de soleil, si tu fumes une « Chipka »?
Derrière la porte, rien n’a de sens, et encore moins un cri de bonheur.
Va seulement aux cabinets et reviens-en tout de suite.
Oh, ne sors pas de ta chambre, ne mets pas de moteur en route.
Parce que ton espace est un couloir
avec, au bout, un compteur. Mais si ta chérie entre, amoureuse,
qu’elle ouvre tout grand la bouche, mets-la dehors sans la dévêtir.
Ne sors pas de ta chambre ; pense bien que tu vas prendre froid.
Quoi de plus intéressant au monde que les murs et la chaise ?
Pourquoi sortir d’où tu reviendras le soir
tel que tu étais, ou mutilé davantage encore ?
Oh, ne sors pas de ta chambre. Tiens, danse une bossa-nova,
nu sous ton manteau, pieds nus dans tes chaussures.
Dans le couloir, ça sent le chou et le fart pour les skis.
Tu en as écrit des lettres d’alphabet ! Une de plus serait trop.
Ne sors pas de ta chambre. Oh, laisse seule ta chambre
savoir à quoi tu ressembles. Et d’ailleurs, incognito
ergo sum, comme faisait remarquer la substance en colère à la forme.
Ne sors pas de ta chambre ! Dans la rue, du thé, c’est pas la France.
Ne sois pas stupide ! Sois ce que les autres n’ont pas été.
Ne sors pas de ta chambre ! C’est-à-dire libère les meubles,
fonds-toi dans le papier peint. Enferme-toi et barricade-toi
de ton armoire contre chronos, cosmos, éros, race, virus.
/Traduction Daniel Mathieu
En général, l'amour arrive à la vitesse de la lumière ; la séparation, à celle du son. C'est le passage d'une vitesse à l'autre, la déperdition, qui rend l'oeil humide.
Je suis né, j'ai grandi dans les marais baltiques, près
des grises vagues de zinc qui viennent toujours par deux,
de là toutes les rimes, de là cette voix sourde
qui se déroule entre elles comme un cheveu mouillé,
s'il se déroule. Et, calé sur le coude,
la conque de l'oreille entend non le ressac,
mais les claquements de toile, de volets ou de mains, de l'eau
qui bout sur un réchaud, le cri des mouettes, tout au plus.
Et sur ces étendues, c'est bien ce qui protège le coeur
du faux-semblant - nulle part où se cacher, à perte de vue.
Pour le son seulement l'espace est une entrave,
l'oeil ne se plaint jamais de l'absence d'écho.